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LA DERNIÈRE ALDINI.

d’amour véritable, et je dois à ta fierté longtemps humiliée, un autre dédommagement que de vaines caresses, un autre titre que celui d’amant. »

Je ne compris rien à ce langage. Quel autre titre que celui d’amant aurais-je pu désirer, quel autre bonheur que celui de posséder une telle maîtresse ? J’avais eu de sots instants d’orgueil et d’emportement, mais c’est qu’alors j’étais malheureux, c’est que je croyais n’être pas aimé. « Pourvu que je le sois, m’écriai-je, pourvu que vous me le disiez comme à présent dans le mystère de la nuit, et que chaque soir à l’écart, loin des curieux et des envieux, vous me donniez un baiser comme tout à l’heure, pourvu que vous soyez à moi en secret, dans le sein de Dieu, ne serai-je pas plus fier et plus heureux que le doge de Venise ! Que me faut-il de plus que de vivre près de vous et de savoir que vous m’appartenez ! Ah ! que tout le monde l’ignore ; je n’ai pas besoin de faire des jaloux pour être glorieux, et ce n’est pas l’opinion des autres qui fera l’orgueil et la joie de mon âme.

— Et pourtant, répondit Bianca, tu seras humilié d’être mon serviteur, désormais ? — Moi ! m’écriai-je, je l’étais ce matin ; demain j’en serai fier. — Quoi ! dit-elle, tu ne me mépriserais pas si, m’étant abandonnée à ton amour, je te laissais dans l’abjection ? — Il ne peut pas y avoir d’abjection à servir qui nous aime, lui répondis-je. Si vous étiez ma femme, croyez-vous que je vous laisserais porter par un autre que moi ? Pourrais-je être occupé d’autre chose que de vous soigner et de vous distraire ? Salomé n’est pas humiliée de vous servir, et pourtant vous ne l’aimez pas autant que moi, n’est-ce pas, signora mia ?

— Ô mon noble enfant ! s’écria Bianca en pressant ma tête sur son sein avec transport, ô âme pure et désintéressée ! Qu’on vienne donc dire maintenant qu’il n’y a de grands cœurs que ceux qui naissent dans les palais ! Qu’on vienne donc nier la candeur et la sainteté de ces natures plébéiennes, rangées si bas par nos odieux préjugés et notre dédain stupide ! Ô toi, le seul homme qui m’ait aimée pour moi-même, le seul qui n’ait aspiré ni à mon rang, ni à ma fortune, eh bien ! c’est toi qui partageras l’un et l’autre ; c’est toi qui me feras oublier les malheurs de mon premier hymen, et qui remplaceras par ton nom rustique le nom odieux d’Aldini que je porte avec regret ! C’est toi qui commanderas à mes vassaux, et qui seras le seigneur de mes terres en même temps que le maître de ma vie. Nello, veux-tu m’épouser ? »

Si la terre se fut entr’ouverte sous mes pieds, ou si la voûte des cieux se fût écroulée sur ma tête, je n’aurais pas éprouvé une commotion de surprise plus violente que celle qui me rendit muet devant une telle demande. Quand je fus un peu remis de ma stupéfaction, je ne sais ce que je répondis, ma tête se troublait, et il m’était impossible d’avoir une idée juste. Tout ce que put faire mon bon sens naturel fut de repousser des honneurs trop lourds pour mon âge et pour mon inexpérience. Bianca insista. « Écoute, me dit-elle, je ne suis point heureuse. Mon enjouement couvre depuis longtemps des peines profondes, et maintenant tu me vois malade et ne pouvant plus dissimuler mon ennui. Ma position dans le monde est fausse et amère ; celle que je me suis faite vis-à-vis de moi-même est pire encore, et Dieu est mécontent de moi. Tu sais que je ne suis point de famille patricienne. Torquato Aldini m’épousa pour les grands biens que mon père avait amassés dans le commerce. Ce seigneur altier ne vit jamais en moi que l’instrument de sa fortune, il ne daigna jamais me traiter comme son égale ; quelques-uns de ses parents l’encourageaient dans cette ridicule et cruelle attitude de maître et de seigneur qu’il avait prise avec moi dès le premier jour ; les autres le blâmaient hautement de s’être mésallié pour payer ses dettes, et le traitaient froidement depuis son mariage. Après sa mort, tous refusèrent de me voir, et je me trouvai sans famille ; car en entrant dans celle d’un noble, je m’étais aliéné l’estime et l’affection de la mienne propre. J’avais épousé Torquato par amour, et ceux de mes parents qui ne me regardaient pas comme insensée, me croyaient imbue d’une sotte vanité et d’une basse ambition. Voilà pourquoi, malgré ma fortune, ma jeunesse et un caractère serviable et inoffensif, tu vois que mes salons sont à peu près déserts et ma société fort restreinte. J’ai quelques excellents amis, et leur compagnie suffit à mon cœur. Mais je ne connais point l’enivrement du monde, et il ne m’a pas assez bien traitée pour que je lui fasse le sacrifice de mon bonheur. En t’épousant, je sais que je vais attirer sur moi, non plus seulement son indifférence, mais une malédiction irrévocable. Ne t’en effraie pas, tu vois que c’est de ma part un mince sacrifice.

— Mais pourquoi m’épouser ? repris-je. Pourquoi braver inutilement cette malédiction, puisque je n’ai pas besoin de votre fortune pour être heureux, puisque vous n’avez pas besoin d’un engagement solennel de ma part pour être bien sûre que je vous aimerai toujours ?

— Que tu sois mon mari ou mon amant, repartit Bianca, le monde ne le saura pas moins, et je n’en serai pas moins maudite et méprisée. Puisqu’il faut que d’une manière ou de l’autre ton amour me sépare entièrement du monde, je veux du moins me réconcilier avec Dieu, et trouver dans cet amour sanctifié par l’église la force de mépriser le monde à mon tour. Depuis longtemps, je vis mal, je pèche sans profit pour mon bonheur, j’expose mon salut éternel sans trouver la joie de mon âme. Maintenant je l’ai trouvée, et je veux la goûter pure et sans nuage ; je veux dormir sans remords sur le sein d’un homme que j’aime ; je veux pouvoir dire au monde : C’est toi qui perds et corromps les cœurs. L’amour de Nello m’a sauvée et purifiée, et j’ai un refuge contre toi ; c’est Dieu qui m’a permis d’aimer Nello, et qui désormais me commande de l’aimer jusqu’à la mort. »

Bianca me parla longtemps encore de la sorte. Il y avait de la faiblesse, de l’enfantillage et de la bonté dans ces naïfs calculs de sa fierté, de son amour et de sa dévotion. Je n’étais pas moi-même un esprit fort. Il n’y avait pas longtemps que je ne m’agenouillais plus soir et matin, dans la chaloupe paternelle, devant l’image de saint Antoine peinte sur la voile, et quoique les belles dames de Venise me donnassent bien des distractons dans la basilique, je ne manquais jamais la messe, et j’avais encore au cou le scapulaire que ma mère y avait cousu en me donnant sa bénédiction le jour où je quittai Chioggia. Je me laissai donc vaincre et persuader par madame Aldini ; et, sans résister ni m’engager davantage, je passai la nuit à ses pieds, soumis comme un enfant à ses scrupules religieux, enivré du seul bonheur de baiser ses mains et de respirer le parfum de son éventail. Ce fut une belle nuit, les étoiles étincelantes tremblotaient dans les petites mares d’eau que la mer avait oubliées sur la palude, la brise murmurait dans les varecs verdoyants. De temps en temps nous apercevions au loin le fanal d’une gondole glissant sur les flots, et nous ne songions plus à l’appeler à notre aide. La voix de l’Adriatique brisant de l’autre côté du Lido nous arrivait monotone et majestueuse. Nous nous livrions à mille rêves enchanteurs, nous formions mille projets délicieusement puérils. La lune se coucha lentement et s’ensevelit dans les flots assombris de l’horizon, comme une chaste vierge dans un linceul. Nous étions chastes comme elle, et elle sembla nous jeter un regard protecteur avant de se plonger dans les eaux.

Mais bientôt le froid se fit sentir, et une nappe de brume blanche s’étendit sur le marais. Je fermai le camerino, j’enveloppai Bianca dans ma cape rouge. Je m’assis tout près d’elle, je l’entourai de mes bras pour la préserver, je réchauffai ses mains et ses bras de mon haleine. Un calme délicieux semblait être descendu dans son cœur depuis qu’elle m’avait presque arraché la promesse de l’épouser. Elle pencha doucement sa tête sur mon épaule. La nuit était avancée ; depuis plus de six heures nous exhalions en discours tendres et passionnés l’ardeur de nos âmes. Une douce fatigue s’empara aussi de moi, et nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre, aussi purs que l’aube qui commençait à blanchir l’horizon. Ce fut notre nuit de noces, notre seule nuit