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LA DERNIÈRE ALDINI.

vaise opinion d’elle, c’est une maladie de famille ; ils sont tous comme cela dans la maison Grimani. Mais cela n’empêche pas ma jeune maîtresse d’être bonne et charitable. C’est seulement une idée qu’elle a dans la tête, et qui la fait entrer dans de grandes colères quand on la contrarie. Figurez-vous qu’elle a déjà refusé je ne sais combien de beaux jeunes gens bien riches, parce qu’elle dit qu’ils ne sont pas assez bien nés pour elle. Enfin, monsieur Lélio, dites d’abord comme elle à tout propos, et bientôt vous lui persuaderez tout ce que vous voudrez. Ah ! si vous pouviez la décider à épouser un jeune comte qui l’a demandée en mariage dernièrement !…

— Le comte Hector, son cousin ?

— Oh ! non ! celui-là est un sot, et il ennuie tout le monde ; jusqu’à ses chiens qui bâillent dès qu’ils l’aperçoivent. »

Tout en écoutant le babil de Lila, que mes manières paternelles avaient complétement mise à l’aise, je l’entraînais vers le lieu du rendez vous. Ce n’est pas que je ne l’écoutasse avec beaucoup d’intérêt ; tous ces détails, puérils en apparence, étaient fort importants à mes yeux ; car ils me conduisaient par induction à la connaissance de l’énigmatique personnage à qui j’avais affaire. Il faut avouer aussi qu’ils refroidissaient beaucoup mon ardeur, et que je commençais à trouver bien ridicule d’être le héros d’une passion en concurrence avec le premier jouet venu, avec mon chat Soliman, et qui sait ? peut-être avec le cousin Hector lui-même au premier jour. Les conseils de Lila étaient donc précisément ceux que je me donnais à moi-même et que j’avais le plus envie de suivre.

Nous trouvâmes la signora assise au pied de la colonne et toute vêtue de blanc, costume assez peu d’accord avec le mystère d’un rendez-vous en plein air, mais par cela même très-conforme à la logique de son caractère. En me voyant approcher, elle demeura tellement immobile, qu’on l’eût prise pour une statue placée aux pieds de la nymphe de marbre blanc.

Elle ne répondit rien à mes premières paroles. Le coude appuyé sur son genou et le menton dans sa main, elle était si rêveuse, si noblement posée, si belle, drapée dans son voile blanc au clair de la lune, que je l’eusse crue livrée à une contemplation sublime, sans l’amour du chat et celui du blason qui me revenaient en mémoire.

Comme elle me semblait décidée à ne pas faire attention à moi, j’essayai de prendre une de ses mains ; mais elle me la retira avec un dédain superbe en me disant d’un ton plus majestueux que Louis xiv :

« J’ai attendu ! »

Je ne pus m’empêcher de rire en entendant cette citation solennelle ; mais ma gaieté ne fit qu’augmenter son sérieux.

« À votre aise ! me dit-elle. Riez bien : l’heure et le lieu sont admirablement choisis pour cela ! »

Elle prononça ces mots avec un dépit amer, et je vis bien qu’elle était réellement fâchée. Alors, redevenant grave tout d’un coup, je lui demandai pardon de ma faute involontaire, et lui dis que pour rien au monde je ne voudrais lui causer un instant de chagrin. Elle me regarda d’un air indécis, comme si elle n’eût pas osé me croire. Mais je me mis à lui parler avec une effusion si sincère de mon dévouement et de mon affection, qu’elle ne tarda pas à se laisser persuader.

« Tant mieux ! tant mieux ! me dit-elle ; car, si vous ne m’aimiez pas, vous seriez bien ingrat, et je serais bien malheureuse. »

Et, comme je restais moi-même étonné de ces paroles :

« Ô Lélio ! s’écria-t-elle, ô Lélio ! je vous aime depuis le soir où je vous vis à Naples pour la première fois, jouant Roméo, où je vous regardais de cet air froid et dédaigneux qui vous épouvantait si fort. Ah ! vous étiez bien éloquent dans vos chants et bien passionné ce soir-là. La lune vous éclairait comme à présent, mais moins belle, et Juliette était vêtue de blanc, comme moi. Et pourtant vous ne me dites rien, Lélio ! »

Cette étrange fille exerçait sur moi une fascination perpétuelle qui m’entraînait toujours et partout au gré de sa mobile fantaisie. Tant qu’elle était loin de moi, ma pensée échappait à son empire, et j’analysais librement ses actions et ses paroles ; mais une fois près d’elle, j’arrivais à mon insu à n’avoir bientôt plus d’autre volonté que la sienne. Cet élan de tendresse réveilla mon ardeur assoupie. Tous mes beaux projets de sagesse s’en allèrent en fumée, et je ne trouvai plus sur mes lèvres que des paroles d’amour. À chaque instant, il est vrai, je me sentais saisi de remords ; mais j’avais beau faire, tous mes conseils paternels finissaient en paroles amoureuses. Une fatalité bizarre, ou plutôt cette lâcheté du coeur humain qui vous fait toujours céder à l’entraînement des délices présentes, me poussait toujours à dire le contraire de ce que me dictait ma conscience. Je me donnais à moi-même les meilleures raisons du monde pour me prouver que je n’avais pas tort : c’eût été une cruauté inutile de parler à cette enfant un langage qui eût déchiré son coeur ; il serait toujours temps de l’éclairer sur la vérité, et mille autres choses pareilles. Une circonstance qui semblait devoir diminuer le péril contribuait encore à l’augmenter : c’était la présence de Lila. Si elle n’eût pas été là, mon honnêteté naturelle m’eût fait veiller sur moi avec d’autant plus de soin que tout m’eût été possible dans un moment d’emportement, et je n’eusse probablement pas avancé d’un pas de peur d’aller trop loin. Mais, sûr de n’avoir rien à craindre de mes sens, je m’inquiétai bien moins de la liberté de mes paroles. Aussi ne fus-je pas longtemps sans arriver au ton de la passion la plus ardente, quoique la plus pure ; et, poussé par un mouvement irrésistible, je saisis une mèche des cheveux flottants de la jeune fille, et la baisai à deux reprises.

Je sentis alors qu’il était temps de m’en aller, et je m’éloignai rapidement de la signora en lui disant « À demain. »

Pendant toute cette scène, j’avais peu à peu oublié le passé, et je n’avais pas un seul instant songé à l’avenir. La voix de Lila, qui me reconduisait, me tira de mon extase.

« Ô monsieur Lélio ! me dit-elle, vous ne m’avez pas tenu parole. Vous n’avez été ce soir ni le père ni l’ami de ma maîtresse.

— C’est vrai, lui répondis-je assez tristement ; c’est vrai, j’ai eu tort. Mais sois tranquille, mon enfant ; demain je réparerai tout. »

Le lendemain vint et fut pareil, et l’autre lendemain encore. Seulement je me sentis chaque jour plus fortement épris ; et ce qui n’était au premier rendez-vous qu’une velléité d’amour était déjà devenu au troisième une véritable passion. L’air désolé de Lila me l’eût bien fait voir si je ne m’en fusse moi-même aperçu le premier. Tout le long du chemin je rêvais à l’avenir de cet amour, et je rentrais à la maison triste et pâle. Checca ne fut pas longtemps à voir de quoi il s’agissait.

« Povero, me dit-elle, je t’avais bien dit que tu pleurerais bientôt. »

Et, comme je levais la tête pour nier : « Si tu n’as déjà pleuré, ajouta-t-elle, tu vas pleurer ; et il y a de quoi. Ta position est triste et, et qui pis est, absurde. Tu aimes une jeune fille que ta fierté te défend de chercher à épouser, et que ta délicatesse t’empêche de séduire. Tu ne veux pas lui demander sa main, d’abord parce que tu sais qu’en te l’accordant elle te ferait un immense sacrifice et s’exposerait pour toi à mille souffrances (tu es trop généreux pour vouloir d’un bonheur qui coûterait si cher), ensuite parce que tu craindrais même d’être refusé, et que tu es trop orgueilleux pour t’exposer au dédain. Tu ne veux pas non plus prendre ce que tu es résolu à ne pas demander, et tu aimerais mieux, j’en suis sûre, aller te faire moine que d’abuser de l’ignorance d’une fille qui se confie à toi. Il faut pourtant te décider à quelque chose, mon pauvre camarade, si tu ne veux pas que la fin du monde te trouve soupirant pour les étoiles et envoyant des baisers aux nuages. Que les chiens aboient après la lune ; nous autres artistes, nous devons vivre à tout prix et toujours. Prends donc un parti.

— Tu as raison lui répondis-je gravement. » Et j’allai me coucher.