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LA DERNIÈRE ALDINI.

fondu et ébloui, comme si la foudre eût passé devant mes yeux. Mille pensées contraires et toutes sinistres s’emparèrent de ma tête. Je vis s’agiter devant moi, pareilles à des fantômes, les images du crime et du désespoir. Ému du souvenir de ce qui avait été, effrayé de l’idée de ce qui eût pu être, je me voyais à la fois l’amant de la mère et le mari de la fille. Alezia, cette enfant que j’avais vue au berceau, était là, devant moi, me parlant en même temps de son amour et de celui de sa mère.



Elle était si rêveuse. (Page 36.)

Un monde de souvenirs se déroulait devant moi, et la petite Alezia s’y présentait comme l’objet d’une tendresse déjà craintive et douloureuse. Je me rappelais son orgueil, sa haine pour moi, et les paroles qu’elle m’avait dites un jour lorsqu’elle avait vu la bague de son père à mon doigt. Qui sait, pensai-je, si ses préjugés sont à jamais abjurés ? Peut-être que, si en cet instant elle apprenait que je suis Nello, son ancien-valet, elle rougirait de m’aimer.

« Signora, lui dis-je, vous aimiez, autrefois, dites-vous, à percer le cœur de vos poupées avec une grande épingle. Pourquoi faisiez-vous cela ?

— Que vous importe, me dit-elle et pourquoi êtes-vous frappé de cette minutie ?

— C’est que mon cœur souffre, et que vos épingles me reviennent naturellement à la mémoire.

— Je veux bien vous le dire pour vous montrer que ce n’était pas un mouvement de férocité, répondit-elle. J’entendais dire souvent, quand on parlait d’une lâcheté : « C’est n’avoir pas de sang dans le coeur ; » et je prenais comme réelle cette expression figurée. Ainsi, quand je grondais mes poupées, je leur disais : « Vous êtes des lâches, et je m’en vais voir si vous avez du sang dans le cœur. »

— Vous méprisez bien les lâches, n’est-ce pas, signora ? » lui dis-je, me demandant quelle opinion elle aurait un jour de moi si je cédais en cet instant à sa passion romanesque. Je retombai dans une pénible rêverie.

« Qu’avez-vous donc ? » me dit Alezia.

Sa voix me rappela à moi. Je la regardai avec des yeux humides. Elle pleurait aussi, mais à cause de mon hésitation. Je le compris tout d’abord ; et lui serrant paternellement les mains :

« Ô mon enfant ! lui dis-je, ne m’accusez pas ! Ne doutez pas de mon pauvre cœur. Je souffre tant, si vous saviez ! »