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HAMLET.

fidèle qu’ils ne peuvent trouver. L’homme a oublié son immortalité ; il s’est consolé de ne plus être l’égal des anges, mais il ne se consolera jamais d’avoir perdu l’amour, l’amour qui avait amené la mort par la main, et si beau qu’il avait obtenu grâce pour la laideur de cette sœur terrible : il ne sera guéri qu’en le retrouvant. Car, écoutez les Juifs : ils disent que la femme a apporté en dot le péché et la mort, mais ils disent aussi qu’au dernier jour elle écrasera la tête du serpent, qui est le génie du mal…

Comme Myrza achevait les derniers versets de son poëme, des prophètes austères, qui l’avaient entendue, dirent au peuple assemblé autour d’elle : — Lapidez cette femme impie ; elle insulte à la vraie religion et à toutes les religions, en confondant sous la forme allégorique les dogmes et les principes de toutes les genèses. Elle joue sur les cordes de son luth avec les choses les plus saintes, et la poésie qu’elle chante est un poison subtil qui égare les hommes. Ramassez des pierres et lapidez cette femme de mauvaise vie, qui ose venir ici prêcher les vertus qu’elle a foulées aux pieds ; lapidez-la, car ses lèvres souillées profanent les noms de divinité et de chasteté.

Mais le peuple refusa de lapider Myrza. — La vertu, répondit un vieux prêtre d’Esculape, est comme la science : elle est toujours belle, utile et sainte, quelle que soit la bouche qui l’annonce, et nous tirons des plantes les plus humbles que chaque jour le passant foule sur les chemins un baume précieux pour les blessures. Laissez partir cette sibylle ; elle vient souvent ici, nous la connaissons et nous l’aimons. Ses fictions nous plaisent, à nous, vieux adorateurs des puissants dieux de l’Olympe, et les jeunes partisans des religions nouvelles y trouvent un fonds de saine morale et de douce philosophie. Nous l’écoutons en souriant, et nos femmes lui font d’innocents présents de jeunes agneaux et de robes de laine sans tache. Qu’elle parte et qu’elle revienne, nous ne la maudissons point ; et si ses voies sont mauvaises, que Minerve les redresse et l’accompagne.

— Mais nous parlons au nom de la vertu, reprirent les prophètes ; nous avons fait serment de ne jamais connaître un embrassement féminin…

— Hier, interrompit une femme, d’autres prophètes nous engageaient, au nom de je ne sais quel nouveau dieu, à nous abandonner à notre appétit ; et la veille, d’autres nous disaient d’être esclaves d’un seul maître : les uns fixent la chasteté d’une femme au nombre de sept maris, les autres veulent qu’elle n’en ait point, nous ne savons plus à qui entendre. Mais ce que dit cette Myrza nous plaît : elle nous amuse et ne nous enseigne point. Que ses fautes soient oubliées, et qu’elle soit vêtue d’une robe de pourpre, pour être conduite au temple du Destin, qui est le dieu des dieux.

Et comme les disciples des prophètes furieux s’acharnaient à la maudire, et ramassaient de la boue et des pierres, le peuple prit parti pour elle, et voulut la porter en triomphe. Mais elle se dégagea, et, montant sur le dromadaire qui l’avait amenée, elle dit à ce peuple en le quittant : — Laissez-moi partir, et si ces hommes vous disent quelque chose de bon, écoutez-le, et recueillez-le de quelque part qu’il vienne. Pour moi, je vous ai dit ma foi, c’est l’amour. Et voyez pourtant que je suis seule, que j’arrive seule, et que je pars seule… Alors Myrza répandit beaucoup de larmes, puis elle ajouta : — Comprenez-vous mes pleurs, et savez-vous où je vais ?

Et elle s’en alla par la route qui mène au désert de Thébaïde.


GEORGE SAND.

HAMLET.

Ô Hamlet, dis-nous le secret de ta douleur immense, et pourquoi nous nous sentons vibrer autour de toi, comme autant d’échos de ta plainte mystérieuse ? Est-ce seulement qu’on a assassiné ton père, et que tu ne te sens pas la force de le venger ? C’est là une destinée tragique, mais exceptionnelle et bizarre, qui se peint seulement à notre imagination et qui ne remuerait guère nos cœurs, s’il n’y avait pas en toi autre chose qu’un souvenir, une vision et un serment. Hamlet le danois[1], que nous importe à nous, hommes d’aujourd’hui, le crime d’une reine, le meurtre d’un roi, et la colère d’un prince dépossédé ? Nous avons vu bien d’autres drames de sang que ce drame imaginaire où ton prestige nous entraîne. Quel mystère de poignante sympathie le poëte qui t’a donné l’être, a-t-il donc enfermé dans ton sein et comme attaché à ton nom ?

Création sublime, n’est-ce donc pas que tu résumes en toi toutes les souffrances d’une âme pure jetée au milieu de la corruption et condamnée à lutter contre le mal qui l’étreint et la brise ? Il n’y a pas d’autre fatalité dans ta vie, Hamlet, et ton délire n’a pas d’autre cause. Jeune, tendre et confiant, l’âme ouverte à l’amour et à l’amitié, la découverte du crime commis dans ta maison vient bouleverser toutes tes affections, toutes tes croyances. Tu pleurais un mort chéri, et tu t’étonnais de le pleurer seul. Un vague soupçon planait à peine sur ton esprit : tout à coup ce soupçon devient certitude ; une vision déchirante, un songe peut-être, t’a éclairé, et dès lors, frappé de vertige, tu sens ta raison ébranlée, et ta vie n’est plus qu’un accès de délire amer et sombre.

Car tu es fou, Hamlet, et tu ne mens pas quand tu dis :

His madness is poor Hamlet’s ennemy.

On ne se joue pas impunément avec la folie, et, d’ailleurs, le choix de ton rôle de fou atteste que tu es dominé par la préoccupation, l’angoisse et la terreur de la démence. Tu ne feins pas à la manière de Brutus, car tu n’es pas l’austère Brutus. Amoureux et poëte, rêveur tendre et studieux écolier, tu n’as rien de cette nature implacable et patiente du conspirateur. Pauvre Hamlet, ton âme est trop fière et trop aimante pour supporter la douleur et couver la vengeance. Te voilà forcé de haïr les hommes, toi qui naquis pour les aimer, et dès ce premier choc te voilà brisé sans retour. C’est l’horreur du crime, le mépris du mensonge et l’effroi du mal, qui mettent tous les éléments de ton être en guerre les uns contre les autres. Oh ! qui ne te plaindrait d’être ainsi détourné de tes voies et lancé sur une pente fatale !

L’harmonie de tes facultés est bien amèrement troublée, ô victime de l’iniquité! Aux heures où tu philosophes sur la vie et sur la mort, sur le mystère de la tombe et la peur de l’inconnu, tu sembles avoir retrouvé toutes les lumières de ton intelligence : mais c’est à ces heures-là même que nous devinons le mieux ton désastre, ce désastre moral dont tu ne peux plus mesurer l’étendue, et qui se voile en vain sous de brillantes et solennelles pa-

  1. This is. I. Hamlet the dane !…