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SIMON.

D’où vient donc que vous voilà en route ce matin pour le rejoindre ?

— C’est que j’ai reçu un exprès et une lettre de lui au point du jour, répondit Bonne.

— Si matin ? répliqua Simon d’un air de doute.

— Tenez, monsieur le censeur ! dit Bonne en tirant de son sein un billet qu’elle lui jeta.

— Oh ! je vous crois, s’écria-t-il en voulant le lui rendre.

— Non pas, non pas, repartit la jeune fille ; vous m’accusez de courir au-devant d’un homme malgré la défense de mon père, je veux que vous me fassiez des excuses.

— À la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui était conçu en ces termes :

« Lève-toi vite, ma chère enfant, et viens me trouver. M. de Fougères n’est point un freluquet ; ou, s’il l’est, son équipage du moins ne me donne pas de crainte. En outre, il m’a amené une dame que je suis fort en peine de recevoir convenablement. J’ai besoin de ta présence au logis. Apporte des fruits, des gâteaux et des confitures.

« Ton père qui t’aime. »

— En ce cas, chère voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous demande pardon et déclare que je suis un brutal.

— Est-ce là tout ? répondit Bonne en lui tendant la main.

— Je déclare, dit-il en la lui baisant, que vous êtes Bonne la bien baptisée. C’est le mot de ma mère toutes les fois qu’elle vous nomme.

— Et répondez-vous toujours amen ?

— Toujours.

— Surtout quand vous ne pensez pas à autre chose ?

— Pourquoi cela ? que signifie ce reproche ? » répondit Simon avec beaucoup d’étonnement.

Bonne rougit et baissa les yeux avec embarras. Elle eût mieux aimé que Simon soutînt cette petite guerre que de ne pas comprendre l’intérêt qu’elle y mettait. Elle n’avait pas assez de vivacité dans l’esprit pour continuer sur ce ton, et pour réparer une étourderie par une plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise ; puis, haussant les épaules comme un homme qui s’aperçoit de l’emploi puéril de son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de confiance imprudente. Elle l’avait cru jaloux en le voyant blâmer son empressement d’aller recevoir M. de Fougères ; mais d’ordinaire elle s’apercevait vite, après ces lueurs d’espoir, qu’elle s’était abusée, et que Simon n’était pas même occupé d’elle.

La Marche est un pays montueux qui n’a rien de grandiose, mais dont l’aspect, à la fois calme et sauvage, m’a toujours paru propre à tenter un ermite ou un poëte. Plusieurs personnes le préfèrent à l’Auvergne, en ce qu’il a un caractère plus simple et plus décidé. L’Auvergne, dont le ciel me garde d’ailleurs de médire ! a des beautés un peu empruntées aux Alpes, mais réduites à des dimensions trop étroites pour produire de grands effets. Le pays marchois, son voisin, a, si je puis m’exprimer ainsi, plus de bonhomie et de naïveté dans son désordre ; ses montagnes de fougères ne se hérissent pas de roches menaçantes ; elles entr’ouvrent ça et là leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge un lichen blanchâtre. Les torrents fougueux ne s’élancent pas de leur sein et ne grondent pas parmi les décombres ; de mystérieux ruisseaux, cachés sous la mousse, filtrent goutte à goutte le long des parois granitiques et s’y creusent parfois un bassin qui suffit à désaltérer la bécassine solitaire ou le vanneau à la voix mélancolique. Le bouleau allonge sa taille serrée dans un étui de satin blanc, et balance son léger branchage sur le versant des ravins rocailleux ; là où la croupe des collines s’arrondit sous le pied des pâtres, une herbe longue et fine, bien coupée de ruisseaux et bien plantée de hêtres et de châtaigniers, nourrit de grands moutons très-blancs et couverts d’une laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines fécondes en lait excellent. Dans les vallées, on cultive l’orge, l’avoine et le seigle ; sur les monticules, on engraisse les troupeaux. Dans la partie plus sauvage qu’on appelle la montagne, et où le vallon de Fougères se trouve jeté comme une oasis, on trouve du gibier en abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que la mode des anévrismes a mise en faveur, et qui élève dans les lieux les plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigrées de noir et de blanc. Là aussi le buis sauvage et le houx aux feuilles d’émeraude tapissent les gorges où serpente la Creuse. La Creuse est une des plus charmantes rivières de France ; c’est un torrent profond et rapide, mais silencieux et calme dans sa course, encaissé, limpide, toujours couronné de verdure, et baisant le pied de ces monti ameni qu’eût aimés Métastase.

Somme toute, le pays est pauvre ; les gros propriétaires y mènent plus joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive toujours. Nulle part la bonne chère ne compte des dévots plus fervents. Mais le paysan économe, laborieux et frugal, habitué à la rudesse de son sort, et dédaignant de l’adoucir par de folles dépenses, vit de châtaignes et de sarrasin ; il aime l’argent plus que le bien-être ; la chicane est son élément, le commerce tant soit peu frauduleux est son art et son théâtre. Un marchand forain marchois est pour les provinces voisines un personnage aussi redoutable que nécessaire ; il a le talent incroyable de tromper toujours et de ne jamais perdre son crédit. J’en ai connu plus d’un qui aurait donné des leçons de diplomatie au prince de Talleyrand. Le cultivateur du Berri est destiné, de père en fils, à être sa proie, à le maudire, à l’enrichir et à le donner au diable, qui le lui renvoie chaque année plus rusé, plus prodigue de belles paroles, plus irrésistible et plus fripon.

Simon Féline était une de ces natures supérieures par leur habileté et leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, suivant la direction qui leur est imprimée. Dès le principe, son éducation éteignit en lui l’instinct marchois de maquignonnage, et développa d’abord le sentiment religieux. À l’âge de puberté, l’éducation philosophique vint mêler la logique à la pensée, la réflexion à l’enthousiasme ; puis, la passion sillonna son âme de ces grands éclairs qui peu à peu devaient la révéler à elle-même. Mais au milieu de ces ouragans elle conserva toujours un caractère de mysticisme, et l’amour de la contemplation domina l’esprit d’examen. À côté de sa soif d’avenir et de ses appétits de puissance, Simon conservait dans la solitude un sentiment d’extase religieuse. Il s’y plongeait pour guérir les blessures qu’il avait reçues dans un choc imaginaire avec la société ; et parfois, au lieu du rôle actif qu’il avait entrevu, il se surprenait à caresser je ne sais quel rêve de perfection chrétienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale.

Il passait souvent, comme je l’ai déjà dit, des journées entières au fond des bois, sans épuiser la vigueur de cette imagination qu’il n’osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec mademoiselle Parquet, il fit une assez longue course pour n’être de retour que vers le soir. Avant de regagner sa chaumière, Simon voulut voir coucher le soleil au même lieu d’où il avait contemplé son lever. C’était le sommet de la dernière colline qui encadrait le vallon, et sur lequel s’élevaient les ruines du petit fort destiné jadis à répondre aux batteries du château et à garder l’entrée du vallon. De cette colline on jouissait d’une vue magnifique ; on plongeait d’une part dans le vallon de Fougères, et de l’autre on embrassait la vaste et profonde arène où serpente la Creuse. Simon aimait de prédilection cette ruine qu’habitaient de grands lézards verts et des orfraies au plumage flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait été aussi un but de promenade quotidienne pour l’abbé Féline. Simon avait à peine connu ce digne homme ; mais il en conservait un