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SIMON.

le mystère de sa vie ; et elle ne lui avait pas seulement recommandé le silence, tant elle semblait sûre de sa discrétion. Il y avait en elle quelque chose de viril qui semblait fait pour ressentir l’amitié sérieuse et l’estime tranquille. Avec quel dévouement une telle créature n’était-elle pas capable de braver la mort pour une noble cause, elle qui pour un jouet d’enfant se laissait déchirer du bec de l’aigle comme une jeune Spartiate ! Enfin, les séductions d’aucune vanité n’étaient capables de l’entraîner, puisqu’elle s’était fait un genre de vie entièrement en dehors de celui que la fortune de son père semblait lui tracer, puisqu’elle fuyait les salons pour les bois, les fades conversations pour la lecture, et les flagorneries d’une petite cour pour l’entretien ingénu de la douce mademoiselle Parquet. Il se demandait comment il n’avait pas compris, dès le premier jour de sa rencontre sur la colline, le feu divin caché sous le voile de cette mystérieuse Isis ; comment cette voix généreuse qui avait prononcé avec un accent si ferme le mot d’honneur à son oreille n’avait pas éveillé jusqu’au fond de ses entrailles le sentiment d’une fraternité sainte ; puis, il se l’expliquait en se disant qu’une femme comme elle était la réalisation d’un si beau rêve qu’en touchant à cette réalité on n’osait pas encore y croire.

Simon ne songea plus à lutter contre son admiration, mais il résolut de s’efforcer à en modérer l’exaltation. Il sentait qu’il lui serait impossible désormais de faire attention à aucune autre femme ; mais il se disait que la société ayant posé une barrière insurmontable entre celle-là et lui, il ne devait pas se nourrir d’illusions auprès d’elle. Mademoiselle de Fougères était indépendante par son caractère et par sa position. Elle était majeure, et sa mère, disait-on, lui avait laissé de quoi vivre. Mais Simon eût rougi de rechercher la main d’une riche héritière. Il se disait qu’au premier mot d’amour d’un jeune bachelier, elle devait s’imaginer nécessairement qu’il avait des vues de séduction méprisables. L’idée seule que l’opinion publique eût pu lui attribuer ces sentiments le faisait frémir de colère et de honte. Il prit donc la ferme résolution, au cas même où mademoiselle de Fougères accorderait plus d’attention à son dévouement qu’il n’était raisonnable de s’y attendre, de s’en tenir avec elle aux termes de la plus respectueuse amitié. Pour cela, il ne fallait pas être surpris par ces émotions irrésistibles qui l’avaient dominé auprès d’elle. Simon espéra en avoir la force ; mais, pour y parvenir, il se décida à s’éloigner pendant quelque temps des lieux qui lui retraçaient trop vivement cette scène d’enchantement. Il partit pour Nevers, où un étudiant de ses amis, récemment reçu avocat, l’appelait pour fêter son installation.

Pendant ce temps, le comte de Fougères vint prendre possession de sa nouvelle demeure. Les villageois tenaient trop à lui faire payer une sorte de denier à Dieu pour lui épargner de nouvelles fêtes et de nouveaux honneurs. Quand il vit que rien ne pouvait l’y soustraire, il s’exécuta noblement et paya une barrique de vin aux chers vassaux, en désirant de tout son cœur que leur vive affection se refroidit un peu à son égard. Ce n’était pas là le moyen. Il fut fêté, chanté, complimenté, aubadé encore une fois de cornemuse, bombardé encore une fois de pétards. Il se comporta en bon prince, donna une quantité exorbitante de poignées de main, leva son chapeau jusque devant les chiens du village, varia à l’infini l’arrangement des mots invariables de ses gracieuses réponses, subit les plus interminables et les plus fatigantes conversations avec une patience évangélique, baisa enfin, comme disait poétiquement M. Parquet, le bas de la robe de la déesse Incongruité, et, s’étant fait souverain populaire autant que possible, alla se coucher brisé de fatigue, infecté de miasmes prolétaires, et supputant dans sa cervelle administrative de combien (en raison de ses avances de fonds en affabilité paternelle) il augmenterait le loyer de ceux-ci et diminuerait les gages de ceux-là.

Mademoiselle de Fougères montra un caractère qui fut décidément taxé de hauteur et d’impertinence, en s’enfermant dans sa chambre durant toutes ces pasquinades sentimentales. Elle se rendit invisible, et son père ne put faire plier cette franchise sauvage devant les considérations politiques de sa situation ; elle avait une manière muette et respectueuse de lui résister qui le brisait comme une paille, lui, mesquin d’idées, de sentiments et de langage. Il sentait qu’il ne pouvait régner sur cette âme de fer que par la conviction, et que précisément la puissance de conviction lui manquait. Désespérant de corriger sa fille, il prenait le parti de lui permettre de se cacher ou de se taire.

Quelques jours après ces fêtes extraordinaires, la fête patronale du village arriva. M. de Fougères était parti la veille pour une foire de bestiaux dans le Bourbonnais ; car, à peine investi de la dignité de châtelain, il était redevenu commerçant. De tous les personnages qui lui avaient témoigné leur zèle, un seul croyait n’avoir pas assez plié le genou devant son nom et devant son titre. C’était le curé, jeune homme sans jugement et sans vraie piété, qui, ayant lu je ne sais quelle chartre ecclésiastique, s’imagina ressusciter une coutume singulière à la première occasion. Le jour de la fête patronale, le sacristain fut dépêché auprès de mademoiselle de Fougères pour la prier de ne pas manquer d’assister à la bénédiction du saint-sacrement. Ce message étonna beaucoup la jeune Italienne. Elle trouva étrange qu’un prêtre s’arrogeât le droit de lui tracer son devoir de cette manière. Néanmoins elle ne crut pas pouvoir se dispenser d’accomplir ce devoir, que son éducation lui rendait sacré. Mais, redoutant quelque embûche dans le genre de celles qu’elle avait su éviter jusque-là, elle ne monta pas à la tribune réservée aux anciens seigneurs de Fougères, tribune placée en évidence à la droite du choeur, et que le curé avait fait décorer à ses frais d’un tapis et de plusieurs fauteuils. Fiamma attendit que les vêpres fusent commencées, et, se glissant dans l’église sous le costume le plus simple, elle se mêla à la foule des femmes qui, dans ces campagnes, s’agenouillent sur le pavé de l’église. Elle détestait les adulations faites à une classe quelconque, mais elle pensait que devant Dieu elle ne pouvait se courber avec trop d’humilité.

C’est en vain qu’elle espérait échapper au regard investigateur du curé ou à celui du sacristain qui était chargé de la découvrir. L’église était fort petite, et l’usage du pays veut que toutes les femmes soient séparées des hommes et rassemblées dans une des nefs. Entre le Magnificat et le Pange lingua, dans l’intervalle réservé à l’officiant pour revêtir ses ornements pontificaux, le sacristain traversa la foule féminine et vint supplier mademoiselle de Fougères, de la part du curé, de prendre une place plus convenable à son rang. Sur son refus de monter à la tribune, l’opiniâtre desservant fit apporter auprès de la balustrade qui sépare les deux sexes, à l’entrée du chœur, un fauteuil et un coussin, comme il eût fait pour son évêque. Il pensait que mademoiselle de Fougères ne résisterait pas à cette honorable invitation, et il se décida à monter à l’autel.

Pendant ce temps, les rangs de femmes qui séparaient mademoiselle de Fougères au fauteuil insolent s’étaient entr’ouverts, et tous les regards la sollicitaient pour qu’elle daignât en prendre possession. La seule Jeanne Féline, un peu distraite de sa fervente prière et profondément choquée dans son sens droit et incorruptible de ce qui se passait, abaissa son livre, releva son capulet, et fixa sur mademoiselle de Fougères ce regard où l’orgueil de la vertu et le feu de la jeunesse brillaient au milieu des ravages de l’âge et de la douleur. Fiamma la vit et reconnut la mère de Simon, à une lointaine analogie de traits, à une similitude frappante d’expression. Elle avait entendu mademoiselle Parquet vanter le mérite de cette femme, elle avait désiré rencontrer l’occasion de la connaître. Elle soutint donc son regard et lui exprima par le sien qu’elle était prête à entrer en communication avec elle.

Madame Féline, hardie et ingénue comme la vérité, lui adressa aussitôt la parole pour lui dire à demi-voix :

« Eh bien ! Mademoiselle, qu’est-ce que votre conscience vous ordonne de faire ?