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SIMON.

jusqu’au bord du ravin ; et de là elle contemplait un objet éloigné dans la vallée de la Creuse.

« Dites-moi, mon bon Ruggier, dit-elle en l’interrompant, ce voyageur à cheval là-bas, sur le chemin de Guéret, n’est-ce pas Simon Féline ?

— Oui, c’est lui, répondit Ruggier, autant que je puis reconnaître cette taille voûtée et ce chapeau à la mode il y a trois ans. Votre ami Simon est vraiment taillé, chère cousine, pour faire un curé de village. J’espère que vous le ferez entrer au séminaire, et qu’il confessera dans quelques années vos jolis petits péchés.

— Dites-moi, cousin, reprit Fiamma sans entendre qu’il lui parlait, la tête de son cheval n’est-elle pas tournée du côté de la ville, et n’a-t-il pas un porte-manteau derrière lui ?

— Exactement comme vous dites, ma cousine ; vous avez une vue excellente pour discerner tout l’attirail presbytérien de M. Féline. Je crois que, pour vous plaire, nous serons obligés de l’emmener avec nous. Il pourra servir d’aumônier à notre petite armée.

— Ne plaisantez pas sur Simon Féline, cousin Ruggier, répondit Fiamma d’un ton ferme et grave. C’est un homme qui vaudrait à lui seul plus que nous tous ensemble ; et s’il avait un rôle de prêtre à jouer parmi nous, sachez qu’il aurait plus d’âme, plus de génie et plus d’éloquence que saint Bernard pour prêcher les nouvelles croisades contre la tyrannie et pour en montrer le chemin. Mais pourquoi s’en va-t-il, et sans nous avoir prévenus ? » ajouta-t-elle avec beaucoup de préoccupation, et comme se parlant à elle même.

Elle tomba dans une rêverie profonde, et son cheval, qu’elle faisait bondir comme un chevreuil quelques instants auparavant, obéissant à l’impulsion de son bras calme et détendu, se mit à suivre au pas le sentier. Ruggier étonné la vit se pencher devant une roche que baignait l’eau du torrent. C’est là qu’elle s’était assise avec Simon, lorsqu’il avait lavé lui-même le sang de son visage, alors que le torrent, desséché par l’été, n’était qu’un paisible ruisseau. À la vive exaltation qu’elle venait d’éprouver succédèrent des pensées d’un autre genre, et des larmes qu’elle ne put retenir mouillèrent sa paupière. Alors elle laissa tomber tout à fait de ses mains la bride de Sauvage et le docile animal obéissant à toutes ses impressions, s’arrêta.

« Adieu, Italie ! dit-elle d’une voix étouffée. C’en est fait ! Tu viens de recevoir le dernier élan de mon cœur, la dernière étreinte de mon amoureuse ambition. Montagnes sublimes, patrie bien-aimée, terre poétique, nous ne nous reverrons plus ; c’est ici que je suis enchaînée ; ce rocher abritera mes os.

— Ne vous désespérez pas ainsi, ma vie, mon bien ! s’écria le marquis avec feu, vous me déchirez l’âme. Eh quoi ! le courage vous manque-t-il au moment d’accomplir le vœu de toute votre vie ! Ne suis-je pas à vos pieds ? Ne comprenez-vous pas que mon âme tout entière…

— C’est vous qui ne me comprenez pas, ami Ruggier, interrompit Fiamma ; et puisque vous avez surpris le secret de mes pensées, puisque vous avez vu quelle puissance une ambition enthousiaste et folle exerce sur moi, je veux lever tout à fait le voile qui me couvre à vos yeux, et vous montrer le fond de mon cœur. J’ai dans le sang une ardeur martiale qui m’égare souvent et me jette dans un monde imaginaire où nulle affection humaine ne semble pouvoir me suivre. Vous devez croire que la guerre et les aventures sont les seules passions que je connaisse. Eh bien ! sachez que ce n’est là qu’une face de mon être. J’ai cru longtemps n’en avoir pas d’autre ; mais j’ai reconnu depuis peu que c’était une maladie de mon âme oisive, et qu’une passion plus vraie, plus douce, plus conforme à la destinée que le ciel marque aux femmes, dominait et calmait dans mon cœur ces agitations fébriles, ces désirs presque féroces de vengeance politique. Cette passion, c’est l’amour. Vous êtes mon parent, soyez mon confident et mon ami. Nous allons nous quitter bientôt, sans doute. Vous allez revoir l’Italie où je ne retournerai plus. Peut-être ne presserai-je plus jamais votre main loyale. Souvenez vous, quand nous serons de nouveau séparés par les Alpes, que, ne pouvant rien vous offrir pour marque d’amitié et vous laisser comme gage de souvenir, je vous ai donné le secret de mon coeur et l’ai mis dans le vôtre. J’aime Simon Féline. »

Le marquis fut tellement bouleversé de cette naïve confidence qu’il eut un véritable mouvement de fureur et de désespoir. Tournant un regard inexprimable vers le ciel, puis sur sa cousine, il eut envie de jurer, de pleurer et de rire en même temps ; mais comme chez les hommes de sa trempe l’affection et la vanité ne se détrônent jamais complétement l’une l’autre, le sentiment de l’orgueil blessé et la crainte d’être ridicule emportèrent son amour, comme le vent balaie la neige nouvellement tombée. Un sang froid sublime rendit à ses manières la politesse, la grâce et le bon goût, avec lesquels doit s’exprimer le plus parfait dédain.

« Ce que vous me dites m’étonne peu, chère cousine, répondit-il. Dans l’isolement où vous vivez, il est naturel que le seul homme que vous connaissiez soit celui dont vous vous enamouriez… »

Il allait débiter avec une admirable douceur une longue suite de riens charmants dont l’ironie eût semblé l’effet de la maladresse et de l’indifférence ; mais Fiamma, dont l’humeur était peu endurante, se sentit blessée de cette première remarque et l’interrompit en lui disant :

« Vous vous trompez d’une unité, mon cher cousin, en disant que Simon Féline est le seul homme que j’aie pu choisir. Vous êtes deux ici, et vous avez certes d’assez grandes qualités pour lutter avec lui dans mon estime ; en outre, personne ne peut nier que vous ne soyez plus grand, plus beau, plus riche et mieux habillé que Simon le presbytérien ; il y avait donc bien des raisons pour que je me prisse pour vous d’une passion romanesque, de préférence à ce pauvre paysan que j’ai vu tout à l’heure passer là-bas sur la route, et dont le départ m’a fait plus de peine que la réalisation de tous mes châteaux en Espagne ne me ferait de plaisir. Eh bien ! cependant, je vous jure que je n’ai pas plus songé à m’enamourer de vous que vous de moi. Continuez vos observations, cousin, je vous écoute. »

Le marquis, voyant qu’il n’aurait pas beau jeu avec Fiamma Faliero, prit le parti d’abjurer toute amertume et de parler sérieusement et de bonne amitié avec elle. Il discuta avec beaucoup de calme et de bonne foi les chances d’un mariage entre elle et Simon.

« Je n’en vois aucune d’admissible, lui répondit Fiamma, je n’ai jamais compté là-dessus ; je ne sais même pas si je l’ai jamais souhaité. Cette amitié fraternelle, exclusive de tout autre amour et de toute autre union, satisfait le besoin de mon âme et n’ébranle pas l’aversion que j’ai pour le mariage. »

Ils rentrèrent fort bons amis. Le marquis témoigna beaucoup de reconnaissance de la marque de confiance qu’il venait de recevoir ; mais, dès qu’il fut entré, il commanda à son valet de chambre de recharger sa voiture et de demander des chevaux de poste. Il exprima au comte, dans des termes laconiques, sa douleur d’avoir été repoussé, et son impatience ne se calma qu’en voyant les chevaux entrer dans la cour. Alors un reste d’amour fit passer un vif attendrissement dans son âme. L’air de regret sincère avec lequel Fiamma, après avoir écouté le mensonge accoutumé d’une lettre imprévue et d’une affaire importante, lui serra cordialement la main, amena sur ses lèvres quelques paroles entrecoupées et dans ses yeux quelques larmes passionnées. Il sentit que cet épisode laisserait un souvenir tendre dans sa vie. On peut croire cependant qu’il n’en mourut pas de douleur, et qu’il reparut trois jours après, en parfaite santé, au balcon de l’Opéra italien.

XI.

Le plus grand désir du comte de Fougères, depuis qu’il avait sa fille auprès de lui, c’était de s’en débar-