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SIMON.

pose. Si je comprends bien le sujet de votre colère, vous me faites un crime de n’avoir point écouté les propositions du marquis d’Asolo, et vous craignez que je ne songe à contracter une union disproportionnée selon vous avec Simon Féline. J’ai l’honneur de vous rappeler que vous avez reçu de moi une parole sacrée de négation à cet égard. Mon intention, aujourd’hui comme alors, est de ne point me marier ; et quoique vous ne connaissiez point mon caractère, vous avez pu examiner assez ma conduite pour savoir que je ne suis point capable de me livrer à un sentiment contraire à mes devoirs et à ma fierté. Vouée au célibat par mes goûts et par mes convictions, j’ai l’honneur de vous renouveler l’engagement formel que j’ai pris de ne jamais disposer de moi sans votre approbation, tant que vous continuerez à me traiter avec la justice et la modération que j’implore et que je réclame de votre sagesse et de votre prudence.

— Oui, sans doute ! répliqua le comte en faisant des efforts pour redevenir plus calme, tandis qu’un profond dépit succédait à sa violence irréfléchie. Vous voudrez bien ne pas vous aller joindre à quelque troupe de bohémiens dans vos Alpes, ou ne pas vous marier à un paysan de ce village, tant que je consentirai à vous laisser vivre de la façon la plus étrange et la plus indécente qu’une jeune personne puisse rêver, tant que je vous verrai tranquillement courir les bois à cheval avec je ne sais qui ; tant que je fermerai les yeux sur je ne sais quelle intrigue sentimentale dont moi seul peut-être ici suis la dupe… »

Le feu de la colère monta au visage de mademoiselle de Fougères. Elle se leva, et regarda son père en face avec une telle expression de reproche et une telle fierté d’innocence, qu’il fut obligé un instant de baisser les yeux. Jamais elle n’avait mieux mérité le nom symbolique que sa mère lui avait choisi.

« Monsieur, dit-elle en prenant sa voix de contralto trois notes plus bas qu’à l’ordinaire, il y a vingt-deux ans que je suis au monde, déshéritée de votre tendresse et même de votre attention. J’ai accepté cette indifférence sans surprise et sans dépit, comme une chose juste et naturelle… »

Le comte se leva à son tour en frémissant, et ses petits yeux sortirent de sa tête.

— Que voulez-vous dire, Fiamma ? s’écria-t-il avec un accent de fureur et d’angoisse.

— Rien qui doive vous irriter à ce point, répondit Fiamma tranquillement. Je veux dire (et j’ai le droit de le dire ) que vos intérêts commerciaux et l’importance de vos affaires ne vous ont jamais permis de vous occuper de moi, et que j’ai compris combien mon éducation et mes goûts me rendaient étrangère aux sujets de votre sollicitude.

— Est-ce là tout ce que vous vouliez dire ? reprit le comte toujours debout et tremblant.

— Quelle autre chose pourrais-je avoir à vous dire ? répondit Fiamma avec une froideur dont l’autorité le força de se rasseoir.

— Continuez votre discours à grand effet, dit-il en levant les épaules et en se tournant de côté sur son fauteuil avec impatience ; puisqu’il faut que j’avale votre récitatif, allez, que j’arrive au moins au finale le plus tôt possible.

— Je dis, Monsieur, reprit Fiamma, insensible en apparence à une raillerie qui lui déchirait les entrailles, car rien n’est plus amer à une personne grave et de bonne foi que le reproche de charlatanisme ; je dis, Monsieur, qu’il y a vingt-deux ans que j’existe, et que vous ne vous occupez pas de moi. Il y en a six aujourd’hui (je vous prie de remarquer cet anniversaire) que je vis absolument seule, privée d’une mère adorable, sans conseil, sans appui, entièrement livrée à moi-même. Quoique vivant loin de moi depuis le jour de ma naissance, quoique séparé de moi par les Alpes durant cinq de ces dernières années, vous avez pu prendre sur moi assez d’informations pour savoir que jamais le soupçon d’une faute n’a effleuré ma vie, que jamais l’ombre d’un homme n’a passé sur le mur du parc où vous m’avez laissée à la garde d’une servante infirme et débonnaire ; et depuis que je suis sous vos yeux, si vous avez daigné les jeter sur mes démarches, vous avez pu savoir que je n’ai eu que deux tête-à-tête en ma vie avec un homme : le premier fut amené avec M. Féline par l’effet d’un hasard que je vous ai raconté ; le second, avec le marquis d’Asolo, fut amené par l’effet de votre désir et de votre volonté.

— Est-il vrai que cela soit ainsi ? dit le comte, embarrassé de son rôle et craignant d’avoir à demander pardon.

— Vous m’avez fait l’honneur jusqu’ici, répondit Fiamma, de croire à ma parole et de ne pas la récuser.

— Et c’est peut-être une folie que j’ai faite, repliqua-t-il avec une aménité mêlée d’humeur. Vous êtes toujours là prête à vous emporter comme un cheval ombrageux ou à vous défendre comme un lion blessé ! Que sais-je, après tout, moi, de votre vie passée ? Je n’y étais pas…

— Puisque vous n’y étiez pas, Monsieur, reprit Fiamma avec force, vous supposiez sans doute que vous n’aviez rien à craindre pour moi des dangers de la jeunesse et de l’isolement, ou bien…

— Sans doute ! sans doute ! certainement ! interrompit le comte, honteux, terrassé et pressé d’échapper à cette logique rigoureuse. Eh bien ! voyons ; à quoi nous arrêtons-nous ? Vous n’aimez pas votre cousin, et vous ne voulez pas vous marier ? Vous ne voulez pas non plus de M. Féline, mais vous voulez le voir, me contraindre à le recevoir ici pour empêcher qu’on en jase, et passer votre vie chez la vieille femme à dire des oremus et à faire de la politique de village. Tout cela me serait fort égal s’il était possible qu’on connût l’inflexibilité de vos principes et la régularité de vos moeurs ; mais vous n’avez pas daigné vous laisser connaître, et l’on fait déjà sur vous, dans le pays, des commentaires de toute sorte. Il faut donc que ces relations inconvenantes et cette intimité déplacée cessent absolument, ou bien je vous exhorterai à suivre la première intention que vous eûtes en arrivant en France, qui était de vous retirer dans un couvent, et à laquelle je m’opposai, espérant que vous prendriez le parti de vous établir plus avantageusement.

— Vous avez trop de bonté pour moi maintenant, Monsieur, répondit Fiarnma ; mais je vous ferai observer qu’aucune loi ne condamne plus les filles à entrer au couvent malgré elles, et que, d’ailleurs, je suis majeure, par conséquent libre de fixer mon domicile où il me plaira. Le sentiment des convenances et la crainte du scandale m’ont engagée jusqu’ici à vous imposer le déplaisir de ma présence ; mais si votre désir est de m’éloigner des lieux que vous habitez, je vous prierai de me laisser choisir ma retraite et vivre avec les quinze cents livres de rente que ma mère m’a léguées et qui ont suffi jusqu’ici, même dans l’intérieur de votre riche maison, à toutes mes dépenses. Votre Seigneurie le sait !… »

Elle appuya sur ces derniers mots avec affectation.

« En vérité, Fiamma, vous me rendrez fou, s’écria le comte en mettant ses deux mains sur ses tempes. Vous joignez à votre amertume de caractère des singularités inouïes. Vous vous obstinez à vivre misérablement au sein du luxe pour faire croire apparemment que je suis avare envers vous.

— J’espère, Monsieur, répondit-elle, que vous ne me supposez pas de si lâches pensées, et que vous voudrez bien attribuer à mes goûts seulement la modestie de mes habitudes.

— Enfin, vous dites, reprit le comte impatienté, que vous voulez vivre ici à votre guise, en dépit du déshonneur qui peut rejaillir sur moi, ou me couvrir d’une autre sorte de déshonneur en allant vivre seule et loin de moi ? Il faut que je passe pour un lâche Cassandre ou pour un tyran domestique : charmante alternative, en vérité !

— Non, Monsieur, répondit Fiamma, je ne veux point vous mettre dans cette alternative. S’il est vrai que mes relations avec la famille Féline soient un objet de scandale, vous avez le droit de m’en avertir, et je suis prête à les faire cesser s’il est nécessaire. Mais le hasard s’est chargé à point de remédier au mal. M. Féline est parti