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SIMON.

spiré assez d’estime et de respect pour être sûre de ne rencontrer nulle part d’hostilité insolente ou de trouver partout des défenseurs empressés. L’opinion, qui s’abuse souvent, mais qui s’éclaire toujours, redevint peu à peu équitable envers elle. Quoiqu’elle fît des libéralités fort strictes, eu égard à l’argent qu’on lui supposait disponible, quoique son maintien semblât toujours altier et son caractère incapable d’aucune concession à la force populaire, le peuple du village et des environs, émerveillé de la pureté de ses mœurs avec une vie si indépendante et une beauté si remarquable, la prit, sinon en grande amitié, du moins en grande considération. On lui demandait plus souvent des conseils que des aumônes, et on se laissait volontiers guider par elle dans les affaires délicates. M. Parquet prétendait qu’elle lui enlevait beaucoup de clientèles à force de concilier les inimitiés et d’apaiser des ressentiments. La sagesse et l’équité semblaient être la base de son caractère et en exclure un peu la tendresse et l’enthousiasme.

Simon le pensait ainsi ; Parquet, devant qui elle s’observait moins, en jugeait autrement. Souvent, lorsqu’ils parlaient d’elle ensemble, le jeune homme opinait que l’amour était une passion inconnue à Fiamma ; Parquet secouait la tête.

« Qu’elle n’en ait pas pour toi, lui disait-il, je n’en répondrais pas ; je ne sais plus à quoi m’en tenir à cet égard ; mais qu’elle n’en ait jamais eu pour personne ou qu’elle ne soit jamais capable d’en avoir, c’est ce qu’on ne me persuadera pas aisément. Tu plaides mieux que moi, Féline, mais tu ne connais pas mieux le cœur humain. Sois sûr que j’ai surpris chez elle bien des contradictions : par exemple, un jour elle nous fit un grand discours pour nous prouver qu’il valait mieux soulager peu à peu le pauvre, et l’aider à sortir lui-même de sa misère, que de lui donner tout à coup le bien-être dont il ne ferait qu’abuser. Cela pouvait être fort juste ; mais deux heures après je vis que cette modération n’était guère dans son caractère ; car en passant devant la maison du pauvre Mion, et en le voyant entrer avec ses enfants sous sa misérable hutte où l’on ne peut se tenir debout, elle s’écria avec chaleur : « Ô ciel ! avec mille francs on donnerait à cette famille un logement sain, et cependant elle reste courbée sous ce hangar, à la porte d’un château !… » Je lui fis observer qu’elle pouvait bien disposer d’un billet de mille francs pour des malheureux ; M. de Fougères m’avait encore dit la veille : « Engagez donc Fiamma à me demander tout ce qu’elle désire, et j’y souscrirai. Je ne me plains que de son excessive économie. » Fiamma alors changea de visage et me répondit d’un air étrange : « Parquet, vous devriez être habitué à cette vérité aussi ancienne que le monde : ne vous fiez pas à l’apparence. » Va, Simon ajoutait Parquet, sois sûr qu’il y a là un mystère d’iniquité de la part de M. de Fougères. Simon lui renvoyait en riant cette phrase de cour d’assises et trouvait la supposition folle. Il était bien prouvé désormais pour tout le monde que M. de Fougères était un hypocrite de bonté, mais non de probité ; un homme dur, égoïste, étroit d’idées et de sentiments, peureux et avare ; mais il était impossible de trouver en lui assez d’étoffe pour en habiller le personnage du plus maigre scélérat.

Cependant, comme les gens heureux et faits pour l’être se lassent vite des investigations actives et s’accommodent de tout ce qui s’accommode à eux, M. Parquet finit par accepter mademoiselle de Fougères pour ce qu’elle voulait être, et il en vint même à conseiller à Simon de la regarder comme sa sœur et de ne plus songer à devenir son amant ou son époux. Simon s’efforça de s’habituer à cette conviction ; mais il avait beau faire, la force de son amour l’écartait à chaque instant avec impatience. Trop fier pour vouloir être plaint, depuis longtemps il avait cessé d’avouer sa passion, et il la cachait désormais non-seulement à son ami, mais encore à sa mère. Jeanne n’en était pas dupe ; on ne trompe pas une mère comme elle ; mais elle respectait son courage, et seule peut-être contre tous elle ne désespérait pas de le voir récompensé.

Plusieurs partis se présentèrent inutilement pour mademoiselle de Fougères. Il en fut ainsi pour mademoiselle Parquet. Cette jeune personne montra, il est vrai, un peu d’hésitation chaque fois, et ne se prononça jamais, comme son amie, contre le mariage ; mais, au fond du cœur, plus elle voyait ou croyait voir Simon renoncer à son amour pour Fiamma, plus elle se flattait qu’il reconnaîtrait combien elle était elle-même un parti sortable, et offrant (à lui spécialement) toutes les garanties du bonheur et du bien-être. Elle garda aussi son secret, même avec Fiamma, ayant un peu de honte d’aimer un homme qui se montrait si peu empressé à l’obtenir, et craignant, en prenant un arbitre, de perdre la faible espérance qu’elle conservait encore.

L’amour ayant pris dans le cœur de Simon un caractère grave, constant, mélancolique, il continua ses débuts avec le plus grand succès. Il fut aidé à se faire connaître par l’abandon que lui fit M. Parquet de sa toque d’avocat. Se réservant les tracas lucratifs de l’étude, il lui fit plaider toutes les causes qu’il eût plaidées lui-même. Depuis longtemps il avait caressé cette espérance de se retirer du barreau en y laissant un successeur digne de lui et créé par lui. Il avait mis là tout son orgueil, et il triomphait de ne pas laisser l’héritage de sa clientèle aux rivaux qui avaient osé lutter contre lui durant sa vie oratoire. Il se sentait trop vieux pour parler avec les mêmes avantages qu’autrefois. Ses dents l’abandonnaient et il disait souvent qu’il avait bien fait d’imiter les grands comédiens qui se retirent avant d’avoir perdu la faveur du public idolâtre. Simon s’acquitta, envers lui et malgré lui, des avances généreuses qu’il en avait reçues ; mais, après avoir satisfait à ce devoir, il montra assez peu d’empressement à profiter de sa réputation et de sa force. Appelé au loin, il s’y traînait nonchalamment et plaidait en artiste plutôt qu’en praticien, c’est-à-dire selon que l’occasion lui semblait belle pour faire un grand acte de justice ou de talent, sans s’occuper beaucoup de ses profits personnels. Parquet le louait de sa générosité, mais il s’attachait à lui prouver qu’elle pouvait s’accommoder d’une volonté active et soutenue de faire fortune. Simon se voyait forcé de lui avouer que l’ambition était morte dans son cœur, qu’il n’aimait son métier que sous la face de l’art, et que peu lui importait l’avenir. Ses opinions politiques étaient pourtant toujours aussi prononcées et sa foi aussi ardente ; mais il semblait ne plus s’attribuer la force de lui faire faire de grands progrès. Fiamma, qui l’étudiait attentivement dans les rares entrevues qu’elle avait avec lui et dans les nombreuses lettres qu’elle en recevait, comprit que l’amour était devenu chez lui un mal plutôt qu’un bien, et qu’il était nécessaire d’opérer en lui une révolution.

XIV.

Elle alla un jour frapper à la porte de M. de Fougères et pria son valet de chambre de lui dire qu’elle désirait lui parler, s’il en avait le temps, et qu’elle l’attendait dans son appartement ; car elle n’entrait jamais dans celui de M. de Fougères, et, comme leurs occupations n’avaient rien de commun, ils passaient quelquefois plusieurs jours sous le même toit sans se voir. Un instant après qu’elle fut rentrée chez elle, M. de Fougères se présenta. Il avait dans les manières une aménité charmante depuis quelque temps ; et comme il conservait cette bonne disposition avec elle, jusque dans le tête-à-tête, s’empressant à lui complaire et recherchant son approbation sur les choses les plus frivoles, elle avait lieu de penser qu’il avait quelque concession de principes à lui demander.

« Me voici, ma chère Fiamma, lui dit-il, et je suis d’autant plus content d’avoir été appelé par vous que j’avais moi-même à vous parler d’une affaire importante.

— Écouterai-je, Monsieur, les ordres que vous avez à me donner, ou commencerai-je par vous présenter ma supplique ?

— Pourquoi ne m’appelez-vous pas votre père, Fiamma ? Je suis affligé de la froideur de vos manières avec moi.