Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
SIMON.

grande puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon ; car il n’y a ni fortune ni rang sans le droit ; et l’avocat en est l’organe, l’interprète et le défenseur… »

Précisément Fiamma avait prêté, quelques jours auparavant, à M. Parquet, la comédie de l’Avocat vénitien, par Goldoni : l’avoué en avait été si ravi qu’il en avait traduit sur-le-champ toutes les déclamations, et il en récita plusieurs à M. de Fougères avec une mémoire impitoyable, à titre d’improvisation.

« Et juste ciel ! répondit le comte, tout étourdi de son éloquence et des éclats de cette voix qui n’avait pas perdu les inflexions du prétoire, personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n’admire le talent et ne le salue plus profondément en toute occasion. M. Simon Féline en particulier est l’homme dont j’admire le plus le noble caractère et les hautes facultés ; ne le lui avez-vous pas dit de ma part ?

— Je lui ai dit tout ce qu’il convenait de lui dire.

— Lui avez-vous dit combien cette affaire a d’importance pour moi, pour ma femme ? Songe-t-il qu’en se chargeant des intérêts de la partie adverse, il se pose l’antagoniste d’une famille honorable, et en particulier d’un homme qui l’a comblé des égards dus à son mérite, d’un ancien ami de sa famille, et de son digne oncle surtout ; d’un homme enfin qui, s’élevant au-dessus des préjugés de sa caste et devinant le brillant avenir du jeune avocat, l’a reçu avec distinction alors que sa position dans le monde était encore précaire ?

— La position de Simon n’a jamais été précaire, permettez-moi de vous le dire, monsieur le comte : Simon est né homme de génie ; avec cela et le moindre secours d’un ami on arrive à tout. Ce secours ne lui a pas manqué, et, si j’eusse fait défaut, vingt autres eussent acquitté leur dette de reconnaissance envers cette noble famille ; oui, noble, monsieur le comte : la noblesse est dans les sentiments de l’âme et non pas dans le sang des artères. »

Ici M. Parquet plaça à propos une nouvelle déclamation qui ne fit pas moins d’effet que la première.

« Hélas ! monsieur Parquet, dit le comte qui devenait plus poli à mesure que son dépit secret et sa mortelle impatience augmentaient, vous prêchez un converti ! En quoi ai-je pu blesser M. Féline et lui faire croire que je ne rendais pas justice à son mérite ? M’a-t-on prêté quelque propos inconvenant ? Ai-je manqué d’égards directement ou indirectement à sa famille ? Ma fille aurait-elle oublié, en arrivant, d’aller s’informer de la santé de madame Féline ? Elles étaient fort liées ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi édifiantes. Ne les ai-je pas encouragées, loin de les contrarier ?…

— Et pour quelle raison les eussiez-vous contrariées ? C’eût été une folie, une lâcheté indigne d’un homme aussi éclairé et aussi délicat que vous l’êtes, monsieur le comte.

— Vous savez donc bien à quel point je dédaigne l’importance que mes pareils mettent à ces vaines distinctions ! Comment M. Féline a-t-il pu s’imaginer que j’étais arrêté, dans mon désir de lui demander l’appui de son talent, par d’aussi sottes considérations ?

M. Féline ne s’imagine rien du tout, monsieur le comte ; c’est moi qui me suis imaginé une chose que je vais vous dire franchement et qui n’est pas dépourvue de raison. Écoutez-moi bien. De père en fils les Parquet ont placé les Fougères en tête de leur clientèle ; c’est bien. Vous avez eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois ; Me Simon Parquet a remué les dossiers de M. le comte Foulon de Fougères ; il a plaidé ses causes au barreau, et, soit la bonté des causes, soit le zèle de l’avocat, soit l’aptitude de l’avoué, M. de Fougères a gagné trois procès…

— Je n’attribue mes victoires qu’à votre talent et à votre zèle, mon cher monsieur Parquet.

— Laissez-moi dire. J’arrive à la péripétie, au quatrième acte (M. Parquet avait toujours le rôle d’Alberto Casaboni dans la tête), je veux dire au quatrième procès. M. de Fougères épouse une dame de bonne maison et passablement riche, qui lui donne deux héritiers d’un coup et qui lui en fait espérer d’autres. C’est le cas, sinon d’augmenter sa fortune, du moins de ne pas la laisser péricliter. Or, il se trouve qu’une difficulté inattendue se présente, et que madame de Fougères, selon toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-être plus, légués à ladite dame par testament d’un sien oncle. Dicat testator et erit lex. Mais ledit testament ne paraît pas avoir été rédigé dans l’exercice d’une pleine liberté d’esprit…

— Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du côté…

— Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j’expose l’affaire. M. le comte de Fougères se trouve donc dans la nécessité de s’en remettre une quatrième fois au zèle et à la loyauté de Me Simon Parquet. »

Le comte étouffa un soupir d’angoisses ; M. Parquet passa à un effet d’éloquence, et dit avec un accent pathétique :

« Mais Me Simon Parquet n’est plus ce robuste athlète, ce lutteur antique qui, semblable au discobole, lançait dans l’arène avec la rapidité de la foudre un argument à deux tranchants. Sa gloire a pâli, ses tempes sont dévastées, ses dents se sont éclaircies, sa faible voix (M. Parquet prononça ces mots d’une voix de stentor) ne porte plus, dans l’âme de ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les émotions de la conviction. Assis sur son siège, comme il convient à un sage vieillard, à un jurisconsulte expérimenté, il ne se mêle plus aux luttes judiciaires ; il éclaire, il dirige l’avocat ; mais il lui laisse savourer les vaines fumées du triomphe et recueillir les décevantes acclamations de la foule. En un mot, il a cédé à son filleul, à son ami, à son disciple, à son fils adoptif, le célèbre avocat Simon Féline, le sceptre de la parole. »

M. de Fougères prit le parti d’accepter une prise de tabac d’Espagne que lui offrit Me Parquet en terminant cette période ; celui-ci respira et reprit sur un ton de discussion sophistique :

« Il était simple, il était juste, il était naturel, il était vraisemblable, il était, dis-je, en quelque sorte certain, que M. le comte de Fougères, confiant à Me Parquet la direction de ce nouveau procès, le chargerait de demander au premier avocat de la province et à un des premiers de la France, à Me Simon Féline, s’il lui était agréable de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des clients de Me Parquet n’avait encore manqué à cette marque d’estime envers le disciple bien-aimé du vieux patron, envers le trop honoré patron de l’illustre disciple ; M. le comte de Fougères y a cependant manqué, et certes, ici ce n’est ni l’exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment exquis des convenances sociales, qui ont manqué à l’accusé… je veux dire à M. le comte de Fougères ; ce n’est pas non plus la malice, le déchaînement, la haine, la jalousie, le mépris ; ce n’est aucune de ces passions violentes qui ont induit M. de Fougères à faire un aussi sanglant affront à Me Simon Parquet et à mon client… je veux dire à Me Simon Féline. Non, Messieurs, M. de Fougères est un homme recommandable à tous égards, exempt de passions mauvaises, incapable de méchants procédés…

— Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d’un ton caressant, espérant faire abandonner à son terrible antagoniste ce plaidoyer impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une étrange inadvertance de l’orateur, jouer à la fois le rôle du tribunal et celui de l’accusé. Au fait ! mon cher ami, que me reprochez-vous donc ? Quelles méfiances me prêtez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas compris que le hasard, l’éloignement, des considérations particulières envers un avocat respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le désir de ma femme elle-même, tout cela réuni, et rien autre chose que cela pourtant, m’a inspiré la malheureuse idée de charger M*** de plaider pour moi ?

— Ah malheureuse est l’idée, certainement ! s’écria M. Parquet en se barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l’idée qui vous a conduit à cette démarche ! C’est une impasse, monsieur le comte, il faut y res-