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SIMON.

sieur le comte ; car voici la quittance de l’à-compte que vous avez reçu sur l’espoir du déshonneur de ma mère. Mais elle n’a pas voulu le consommer pour vous ni l’accepter pour elle-même ; voici la concession de cette maison de campagne où vous aviez consigné ma mère, pour la soustraire, disiez-vous, aux fatigues du commerce et rétablir sa santé délicate ; mais, en effet, pour la placer sous la main du comte, à trois pas de sa villa… Mais vous aviez compté sans le secours du chevaleresque Carpaccio, monsieur le comte. Malheureusement il rôdait autour du château de M. Stagenbracht, lorsque les cris de ma mère, qu’on enlevait par son ordre et par votre permission, parvinrent jusqu’à lui. C’est alors que, par une tentative désespérée, trois contre dix, il la délivra et fit ce que vous auriez dû faire, en tuant de sa propre main le ravisseur. Si la reconnaissance de ma mère pour ce libérateur, et son admiration pour un courage intrépide, lui ont fait fouler aux pieds le préjugé du rang et manquer à des devoirs que vous aviez indignement souillés le premier, c’est à Dieu seul qu’appartiennent la remontrance et le pardon. Quant à vous, monsieur le comte, au lieu d’insulter les cendres de cette femme infortunée, c’est à vous qu’il appartient de baisser la tête et de vous taire, car vous voyez que je suis bien informée. »

Le comte resta, en effet, immobile, silencieux, atterré.

« Je vous ai dit, continua Fiamma, ce que je devais vous dire pour l’honneur de ma mère ; quant au mien, Monsieur, il me reste à vous rappeler que vous avez encore moins le droit d’y porter atteinte : car vous êtes un étranger pour moi, et non-seulement il n’y a aucun lien de famille entre nous, mais encore j’ai été élevée loin de vos yeux, sans que vous ayez jamais rien fait pour moi… Ne m’interrompez pas. Je sais fort bien que la crainte de voir ébruiter votre crime vous a disposé envers ma mère à une indulgence qu’un honnête homme n’eût puisée que dans sa propre générosité. Je sens que vous avez daigné ne point la priver du nécessaire, d’autant plus qu’elle tenait de sa famille les faibles ressources que je possède aujourd’hui. Je sais que vous ne l’avez point maltraitée et que vous vous êtes contenté de l’insulter et de la menacer. Je sais enfin que vous l’avez laissée mourir sans l’attrister de votre présence : voilà votre clémence envers elle. Quant à vos bontés pour moi, les voici : vous m’avez laissée vivre avec mon modeste héritage jusqu’au moment où, pensant acquérir des protections par mon établissement, vous m’avez arrachée à ma retraite et au tombeau de ma mère pour me jeter dans un monde où je n’ai pas voulu servir d’échelon à votre fortune. Je savais de quoi vous étiez capable, monsieur le comte ; mais ce qui me rassurait, c’est qu’un contrat de vente illégitime eût été plus nuisible que favorable à vos nouveaux intérêts. Il ne s’agissait plus pour vous de payer un fonds de commerce d’épiceries, vous vouliez désormais jeter de l’éclat sur votre maison. Je ne me serais jamais rapprochée de vous, sans le secret inviolable que je devais aux malheurs de ma mère, sans la prudence extrême avec laquelle je voulais, par une apparence de déférence à vos volontés, éloigner ici, comme en Italie, tout soupçon sur la légitimité de ma naissance. Croyez bien que c’est pour elle, pour elle seule, pour le repos de son âme inquiète, pour le respect dû à ses cendres abandonnées que je me suis résignée pendant plusieurs années à vivre près de vous et à vous disputer pas à pas mon indépendance sans vous pousser à bout. Un ami imprudent a allumé aujourd’hui votre fureur contre moi, au point qu’elle a rompu toutes les digues. Cette explication, la première que nous avons ensemble sur un tel sujet, et la dernière que nous aurons, je m’en flatte, a été amenée par un concours de circonstances étrangères à ma volonté ; mais puisqu’il en est ainsi, je m’épargnerai les pieux mensonges que je voulais vous faire sur mon vœu de pauvreté, je vous dirai franchement ce que je vous aurais dit à travers un voile. Vous pouvez donner ma main à Simon Féline sans craindre que je fasse valoir sur votre fortune des droits que j’ai, aux termes de la loi, mais que ma conscience et ma fierté repoussent. La seule condition à laquelle j’ai accordé la promesse de ma main est celle-ci. Pour sauver les apparences et mettre vos enfants légitimes à couvert de toute réclamation de la part des miens (si Dieu permet que le sang de Carpaccio ne soit pas maudit), M. Féline vous signera une quittance de tous les biens présents et futurs, que votre respect pour les convenances et mes droits d’héritage m’eussent assurés…

M. Féline sait-il donc le secret de votre naissance ? dit M. de Fougères avec anxiété.

— Ni celui-là, ni le vôtre, Monsieur, répondit Fiamma : ces deux secrets sont inséparables, vous devez le comprendre et si, en divulgant l’un, on flétrissait la mémoire de ma mère, je serais forcée de divulguer l’autre pour la justifier. Ainsi, soyez tranquille ; ces papiers que j’ai trouvés sur elle après sa mort ne seront jamais produits au jour si vous ne m’y contraignez par un acte de folie, et ils seront anéantis avec moi sans que mon époux lui-même en soupçonne l’existence. »

Depuis le moment où M. de Fougères avait aperçu les papiers dans la main de Fiamma jusqu’à celui où elle les remit dans son sein, il avait été partagé entre le trouble de la consternation et la tentation de s’élancer sur elle pour les lui arracher. S’il n’avait pas réalisé cette dernière pensée, c’est qu’il savait Fiamma forte de corps et intrépide de caractère, capable de se laisser arracher la vie plutôt que de livrer le dépôt qu’elle possédait ; d’ailleurs il avait espéré l’obtenir de bonne grâce. Il balbutia donc quelques mots pour faire entendre que son consentement au mariage était attaché à l’anéantissement de ces terribles preuves. Fiamma ne lui répondit que par un sourire qui exprimait un refus inflexible, et, le saluant sans daigner lui demander une promesse qu’il ne pouvait pas refuser, elle s’éloigna en silence. Alors le comte se leva et fit deux pas sur ses traces, vivement tenté de la saisir par surprise et d’employer la violence pour arracher sa sentence d’infamie. Mais, au même instant, la pâle et calme figure de Simon Féline parut de l’autre côté de la haie, dans le jardin du voisin Parquet.

Le comte le salua profondément, tourna sur ses talons et disparut.

Le mariage de Simon Féline et de Fiamma Faliero fut célébré à la fin du printemps, dans la petite église où ils avaient dit une si fervente prière le jour de leurs mutuels aveux. À côté de ce beau couple, on vit l’aimable Bonne s’engager dans les mêmes liens avec le jeune médecin qui l’aimait, et qu’elle ne haïssait pas, c’était son expression. Le comte de Fougères assista au mariage avec une exquise aménité. Jamais on ne l’avait vu si empressé de plaire à tout le monde. Heureusement pour lui, cette noce se passait en famille, au village, et sans éclat dans la maison Parquet. Aucun de ses pairs, et sa nouvelle épouse elle-même, qui fut très à propos malade ce jour-là, ne put être témoin des détails de cette fête, qui consomma sa mésalliance. La bonne mère Féline se trouva assez bien rétablie pour en recevoir tous les honneurs. Tout se passa avec calme, avec douceur, avec simplicité, avec cette dignité si rare dans la célébration de l’hyménée. Aucun propos obscène ne ternit la blancheur du front des deux charmantes épousées. Le seul maître Parquet ne put s’empêcher de glisser quelques madrigaux semi-anacréontiques, qu’on lui pardonna, vu qu’il avait bu un peu plus que de raison. Cependant ni lui ni aucun des convives ne dépassa les bornes d’un aimable abandon et d’une douce philosophie. Le curé prit part au repas, après avoir promis à Jeanne de ne plus s’aviser d’encenser personne. Le seul événement fâcheux qui résulta de ces modestes réjouissances, ce fut la mort d’Italia, que l’on trouva le lendemain matin étendu sur les débris du festin et victime de son intempérance.

En vertu d’un arrangement que conseilla et que décida M. Parquet, M. de Fougères renonça aux principaux avantages du testament fait en faveur de sa femme, afin de ne pas perdre le tout, et l’honneur de sa famille par-dessus le marché.

Cet échec, que ne compensait pas en entier la renonciation de Féline à toute dot ou héritage, l’affligea bien, et il quitta précipitamment le pays, heureux du moins