Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
LE SECRÉTAIRE INTIME.

la racine des cheveux. Puis elle se tourna vers sa suivante, et, sans égard pour les poumons de l’abbé, qui lisait pour les murailles :

« Ginetta, est-ce que c’est là l’enfant que nous avons ramassé ce matin sur la route ?

— Oui, Altesse.

— Il a donc changé de costume ?

— Altesse, il me semble que oui.

— Il loge donc ici ?

— Apparemment, Altesse.

— En bien ! l’abbé, pourquoi vous interrompez-vous ?

— J’ai cru que Votre Altesse ne daignait plus entendre la lecture des journaux.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? »

L’abbé reprit sa tâche. La princesse demanda quelque chose à Ginetta, qui revint avec un lorgnon. La princesse lorgna Julien.

Saint-Julien était d’une très-délicate et très-intéressante beauté : pâlie par le chagrin et la fatigue, sa figure était pleine de langueur et de tendresse.

La princesse remit le lorgnon à Ginetta en lui disant : « Non è troppo brutto. » Puis elle reprit le lorgnon et regarda encore Julien. L’abbé lisait toujours.

Saint-Julien n’avait pu faire une brillante toilette ; il avait tiré de son petit sac de voyage une blouse de coutil, un pantalon blanc, une chemise blanche et fine ; mais cette blouse, serrée autour de la taille, dessinait un corps souple et mince comme celui d’une femme ; sa chemise ouverte laissait voir un cou de neige à demi caché par de longs cheveux noirs. Une barrette de velours noir posée de travers lui donnait un air de page amoureux et poëte. « Maintenant qu’il n’est plus couvert de poussière, dit Ginetta, il a l’air tout à fait bien né.

— Hum ! dit la princesse en jetant son cigare sur le journal que lisait l’abbé, et qui prit feu sous le nez du digne personnage, c’est quelque pauvre étudiant. »

Saint-Julien n’entendait point ce que disaient ces deux femmes ; mais il vit bien qu’elles s’occupaient de lui, car elles ne se donnaient pas la moindre peine pour le cacher. Il fut un peu piqué de se voir presque montré au doigt, comme s’il n’eût pas été un homme et comme si elles eussent cru impossible de se compromettre vis-à-vis de lui. Pour échapper à cette impertinente investigation, il rentra dans la salle des voyageurs.

Il était au moment de s’asseoir à la table d’hôte lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule ; et, se retournant brusquement, il vit cette piètre figure et cette maigre personne d’abbé qui lui était apparue sur le balcon.

L’abbé, l’ayant attiré dans un coin et l’ayant accablé de révérences obséquieuses, lui demanda s’il voulait souper avec Son Altesse sérénissime la princesse de Cavalcanti. Saint-Julien faillit tomber à la renverse ; puis, reprenant ses esprits, il s’imagina que sous la triste mine de l’abbé pouvait bien s’être cachée quelque humeur ironique et facétieuse ; et, s’armant de beaucoup de sang-froid : « Certainement, Monsieur, répondit-il, quand elle m’aura fait l’honneur de m’inviter.

— Aussi, Monsieur, reprit l’abbé en se courbant jusqu’à terre, c’est une commission que je remplis.

— Oh ! cela ne suffit pas, dit Saint-Julien, qui se crut joué et persiflé par la princesse elle-même. Entre gens de notre rang, madame la princesse Cavalcanti sait bien qu’on n’emploie pas un abbé en guise d’ambassadeur. Je veux traiter avec un personnage plus important que Votre Seigneurie, ou recevoir une lettre signée de l’illustre main de Son Altesse. »

L’abbé ne fit pas la moindre objection à cette prétention singulière ; son visage n’exprima pas la moindre opinion personnelle sur la négociation qu’il remplissait. Il salua profondément Julien, et le quitta en lui disant qu’il allait porter sa réponse à la princesse.

Saint-Julien revint s’asseoir à la table d’hôte, convaincu qu’il venait de déjouer une mystification. Il avait si peu l’usage du monde, que ses étonnements n’étaient pas de longue durée. « Apparemment, se disait-il, que ces choses-là se font dans la société. »

Il était retombé dans sa gravité habituelle, lorsqu’il fut réveillé par le nom de Cavalcanti, qu’il entendit prononcer confusément au bout de la table.

« Monsieur, dit-il à un commis voyageur qui était à son côté, qu’est-ce donc que la princesse Cavalcanti ?

— Bah ! dit le commis en relevant sa moustache blonde et en se donnant l’air dédaigneux d’un homme qui n’a rien de neuf à apprendre dans l’univers, la princesse Quintilia Cavalcanti ? Je ne m’en soucie guère ; une princesse comme tant d’autres ! Race italienne croisée allemande. Elle était riche ; on lui a fait épouser je ne sais quel principicule d’Autriche, qui a consenti pour obtenir sa fortune à ne pas lui donner son nom. Ces choses-là se font en Italie : j’ai passé par ce pays-là, et je le connais comme mes poches. Elle vient de Paris et retourne dans ses États. C’est une principauté esclavone qui peut bien rapporter un million de rente. Bah ! qu’est-ce que cela ? Nous avons dans le commerce des fortunes plus belles qui font moins d’étalage.

— Mais quel est le caractère de cette princesse Cavalcanti ?

— Son caractère ! dit le commis voyageur d’un ton d’ironie méprisante ; qu’est-ce que vous en voulez faire, de son caractère ? »

Saint-Julien allait répondre lorsque le maître de l’auberge lui frappa sur l’épaule et l’engagea à sortir un instant avec lui.

« Monsieur, lui dit-il d’un air consterné, il se passe des choses bien extraordinaires entre vous et son Altesse madame la princesse de Cavalcanti.

— Comment, Monsieur ?…

— Comment, Monsieur ! Son Altesse vous invite à venir souper avec elle, et vous refusez ! Vous êtes cause que cet excellent abbé Scipion vient d’être sévèrement grondé. La princesse ne veut pas croire qu’il se soit acquitté convenablement de son message, et s’en prend à lui de l’affront qu’elle reçoit. Enfin elle m’a commandé de venir vous demander une explication de votre conduite.

— Ah ! par exemple, voilà qui est trop fort, dit Julien. Il plaît à cette dame de me persifler, et je n’aurais pas le droit de m’y refuser !…

— Madame la princesse est fort absolue, dit l’aubergiste à demi-voix ; mais…

— Mais madame la princesse de Cavalcanti peut être absolue tant qu’il lui plaira ! s’écria Saint-Julien. Elle n’est pas ici dans ses États, et je ne sais aucune loi française qui lui donne le droit de me faire souper de force avec elle…

— Pour l’amour du ciel, Monsieur, ne le prenez pas ainsi. Si madame de Cavalcanti recevait une injure dans ma maison, elle serait capable de n’y plus descendre. Une princesse qui passe ici presque tous les ans, Monsieur ! et qui ne s’arrête pas deux jours sans faire moins de cinq cents francs de dépense !… Au nom de Dieu, Monsieur, allez, allez souper avec elle. Le souper sera parfait. J’y ai mis la main moi-même. Il y a des faisans truffés que le roi de France ne dédaignerait pas, des gelées qui…

— Eh ! Monsieur, laissez-moi tranquille…

— Vraiment, dit l’aubergiste d’un air consterné en croisant ses mains sur son gros ventre, je ne sais plus comment va le monde, je n’y conçois rien. Comment ! un jeune homme qui refuse de souper avec la plus belle princesse du monde, dans la crainte qu’on ne se moque de lui ! Ah ! si madame la princesse savait que c’est là votre motif, c’est pour le coup qu’elle dirait que les Français sont bien ridicules !

— Au fait, se dit Julien, je suis peut-être un grand sot de me méfier ainsi. Quand on se moquerait de moi, après tout ! je tâcherai, s’il en est ainsi, d’avoir ma revanche. Eh bien ! dit-il à l’aubergiste, allez présenter mes excuses à madame la princesse, et dites-lui que j’obéis à ses ordres.

— Dieu soit loué ! s’écria l’aubergiste. Vous ne vous en repentirez pas ; vous mangerez les plus belles truites de Vaucluse !… » Et il s’enfuit transporté de joie.

Saint-Julien, voulant lui donner le temps de faire sa