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LE SECRÉTAIRE INTIME.

en humeur de causer ; mais elle faisait de vains efforts pour tirer quelque chose de ce mannequin brodé sur toutes les coutures. Saint-Julien se sentait bien la force de parler avec elle, mais il n’osait pas se livrer. Enfin il prit son parti, et, affrontant ce regard curieusement glacial que chacun laisse tomber en pareille circonstance sur celui qui n’a pas encore parlé, il débuta par une franche et hardie contradiction à un aphorisme moqueur de madame Cavalcanti. Sans s’apercevoir qu’il inquiétait l’écuyer d’honneur, qui n’entendait pas bien le français, il s’exprima dans cette langue. La princesse, qui la possédait parfaitement, lui répondit de même, et, pendant un quart d’heure, toute la table écouta leur dialogue dans un religieux silence.

À vingt ans, on passe rapidement du mépris à l’enthousiasme. On est si porté à augurer favorablement des hommes, qu’on fait immense, exagérée, la réparation qu’on leur accorde à la moindre apparence de sagesse. Saint-Julien, frappé du grand sens que la princesse déploya dans la discussion, était bien près de tomber dans cet excès, quoiqu’il y eût des instants encore où l’idée d’une scène habilement jouée pour le railler venait faire danser des fantômes devant ses yeux éblouis. Il était tenté de prendre toute cette cour italienne pour une troupe de comédiens ambulants. « La prima donna, se disait-il, joue le rôle de cette princesse au nom précieux ; l’aide de camp n’est qu’un ténor sans voix et sans âme ; cet intendant sourd et muet est peut-être habitué au rôle de la statue du Commandeur ; la Ginetta est une vraie Zerlina ; et quant à cet abbé stupide, c’est sans doute quelque banquier juif que la prima donna traîne à sa suite et qui défraie toute la troupe. »

Après le dîner, la princesse, s’adressant à son premier écuyer, lui dit en italien : « Lucioli, allez de ma part rendre visite à mon ami le maréchal de camp ***, qui réside dans cette ville. Informez-vous de son adresse, dites-lui que l’empressement et la fatigue du voyage m’ont empêchée de l’inviter à souper, mais que je vous ai chargé de lui exprimer mes sentiments. Allez. »

Lucioli, assez mécontent d’une mission qui pouvait bien n’être qu’un prétexte pour l’éloigner, n’osa résister et sortit.

Dès qu’il fut dehors, l’abbé vint demander à Son Altesse si elle n’avait rien à lui commander, et, sur sa réponse négative, il se retira.

Saint-Julien, ne sachant quelle contenance faire, allait se retirer aussi ; mais elle le rappela en lui disant qu’elle avait pris plaisir à sa conversation, et qu’elle désirait causer encore avec lui.

Saint-Julien trembla de la tête aux pieds. Un sentiment de répugnance qui allait jusqu’à l’horreur était le seul qui pût s’allier à l’idée d’une femme d’un rang auguste livrée à la galanterie. Il trouvait une telle femme d’autant plus haïssable qu’elle était plus à craindre, entourée de moyens de séduction, et l’âme remplie de traîtrise et d’habileté. Il regarda fixement la princesse italienne, et se tint debout auprès de la porte, dans une attitude hautaine et froide.

La princesse Cavalcanti ne parut pas y faire attention ; elle fit un signe à Ginetta et remit un volume à la lectrice. Aussitôt la soubrette reparut avec une toilette portative en laque japonaise qu’elle dressa sur une table. Elle tira d’un sac de velours brodé un énorme peigne d’écaille blonde incrusté d’or ; et, détachant la résille de soie qui retenait les cheveux de sa maîtresse, elle se mit à la peigner, mais lentement, et d’une façon insolente et coquette, qui semblait n’avoir pas d’autre but que d’étaler aux yeux de Saint-Julien le luxe de cette magnifique chevelure.

Au fait, il n’en existait peut-être pas de plus belle en Europe. Elle était d’un noir de corbeau, lisse, égale, si luisante sur les tempes qu’on en eût pris le double bandeau pour un satin brillant ; si longue et si épaisse qu’elle tombait jusqu’à terre et couvrait toute la taille comme un manteau. Saint-Julien n’avait rien vu de semblable, si ce n’est dans ses élucubrations fantastiques. Le peigne doré de la Ginetta se jouait en éclairs dans ce fleuve d’ébène, tantôt faisant voltiger les légères tresses sur les épaules de la princesse, tantôt posant sur sa poitrine de grandes masses semblables à des écharpes de jais ; et puis, rassemblant tout ce trésor sous son peigne immense, elle le faisait ruisseler aux lumières comme un flot d’encre.

Avec sa tunique de damas jaune, brodée tout autour de laine rouge, sa jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de soie, liée autour des reins et tombant jusqu’aux genoux ; avec ses babouches brodées, ses larges manches ouvertes et sa chevelure flottante, la riche Quintilia ressemblait à une princesse grecque. Ianthé, Haïdé, n’eussent pas été des noms trop poétiques pour cette beauté orientale du type le plus pur.

Pendant cette toilette inutile et voluptueuse, la duègne lisait, et la princesse semblait ne pas écouter, occupée qu’elle était d’ôter et de remettre ses bagues, de nettoyer ses ongles avec une crème parfumée et de les essuyer avec une batiste garnie de dentelles.

Saint-Julien ne pouvait pas la regarder sans une admiration qu’il combattait en vain. Pour conjurer l’enchanteresse, il eût voulu écouter la lecture. C’était un livre allemand qu’il n’entendait pas.

« Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui, comprends-tu cela ?

— Pas un mot, Madame.

— Mistress White, dit-elle en anglais à la lectrice, lisez le texte latin qui est en regard. Je présume, ajouta-t-elle en regardant Saint-Julien, que vous avez fait vos études, monsieur le gentilhomme ? »

Louis ne répondit que par un signe de tête ; la lectrice lut le texte en latin.

C’était un ouvrage de métaphysique allemande, la plus propre à donner des vertiges.

La princesse interrompait de temps en temps la lecture, et, tout en continuant ses féminines recherches de toilette, contredisait et redressait la logique du livre avec une supériorité si mâle, avec une intelligence si pénétrante ; elle jetait un coup d’œil si net, si hardi sur les subtilités de cette mystérieuse analyse, que Julien ne savait plus à quelle opinion s’arrêter. Pressé par elle de donner son avis sur les rêveries de l’ascétique Allemand, il déploya tout son petit savoir ; mais il vit bientôt que c’était peu de chose en comparaison de celui de madame Cavalcanti. Elle le critiqua doucement, le battit avec bienveillance, et finit par l’écouter avec plus d’attention, lorsque, abandonnant la controverse ergoteuse, il se fia davantage aux lumières naturelles de sa raison et aux inspirations de sa conscience. Quintilia, le voyant dans une bonne voie, l’écoutait parler. Insensiblement il se livra à ce bien-être intellectuel qu’on éprouve à se rendre un compte lumineux de ses propres idées.

Il quitta peu à peu la place éloignée et l’attitude contrainte où la honte l’avait retenu. Il était embarqué dans la plus belle de ses argumentations lorsqu’il s’aperçut qu’il était appuyé sur la toilette de madame Cavalcanti, vis-à-vis d’elle, et sous le feu immédiat de ses grands yeux noirs. Elle avait quitté ses brosses à ongles et repoussé le peigne de Ginetta ; tout enveloppée de ses longs cheveux, elle avait croisé sa jambe droite sur son genou gauche, et ses mains autour de son genou droit. Dans cette attitude d’une grâce tout orientale, elle le regardait avec un sourire de douceur angélique, mêlé à une certaine contraction de sourcil qui exprimait un sérieux intérêt.

Saint-Julien, tout épouvanté du danger qu’il courait, s’arrêta d’un air effaré au milieu d’une phrase ; mais il voulut en vain donner une expression farouche à son regard, malgré lui il en laissa jaillir une flamme amoureuse et chaste qui fit sourire la princesse.

« C’est assez, dit-elle à sa lectrice ; mistress White, vous pouvez vous retirer. »

Louis n’y comprit rien, la tête lui tournait. Il voyait approcher le moment décisif avec terreur ; il pensait au rôle ridicule qu’il allait jouer en repoussant les avances de la plus belle personne du monde. Pourtant il se jurait à lui-même de ne jamais servir aux méprisants plaisirs