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LE SECRÉTAIRE INTIME.

— Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur et le sentiment, et qui a pour amant d’abord un Lucioli qu’elle traîne partout, et qui se vante partout de ses faveurs !…

— Hum ! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne me ferais pas faute de rosser s’il tombait sous ma main et si j’étais ami de la princesse.

— S’il l’a décriée, c’est bien sa faute, à elle ; pourquoi l’a-t-elle affiché comme un bouquet de noces ?

— Parce qu’elle est bonne et confiante, comme elle vous l’a dit. Tout ce qu’elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère ; j’y crois. J’aime ce caractère, j’approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et persécutées ; mais pour un homme de cœur qui se moque de l’opinion d’autrui et qui ne s’en rapporte qu’à sa conscience, c’est une belle maîtresse à aimer toute sa vie.

— Vraiment ! Spark, votre confiance me confond ; je ne sais pas si j’ai envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre comme un fou.

— Comme vous voudrez, mon cher Julien ; vous m’avez demandé ma façon de penser, je vous la dis.

— Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette montre, ce Charles de Dortan ?

— Ce Dortan est un sot qu’elle aura mis à la porte au moment le plus hardi de la plaisanterie.

— Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries ? Elle se soucie donc bien peu du danger qu’elle court ? Plaisante-t-elle aussi avec la vengeance qu’un homme peut tirer ? À la place de ce Dortan, je suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage. »

Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l’idée d’une telle violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d’un ton de certitude qui imposa à Julien :

« Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce qu’il y a des fats d’une rare impudence, ou parce que ce monsieur est fou.

— Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans pouvoir me le persuader radicalement. N’ai-je pas vu la joie avec laquelle elle a appris l’arrivée de ce masque inconnu ?

— Qu’est-ce que cela prouve, s’il vous plaît ? Ne saute-t-on pas de joie à l’arrivée d’un frère et même d’un ami ? Les femmes sont plus démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les femmes.

— Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis ?

— Souvent, surtout quand il s’agit de politique. Qu’est-ce que vous comprenez à la politique, vous ? Et puis, il n’y a peut-être pas plus de Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.

— Vous ne croyez donc pas à la mort de Max ?

— J’ai dans l’idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un coffret d’or bat bien chaud et bien joyeux à l’heure qu’il est.

— Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.

— Le fait-elle passer pour mort ? Ah ! en ce cas il est mort. Mais tout le monde peut mourir sans être aidé. »

Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.

« Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu’elle traite en amis, comme une bonne femme qu’elle est, tandis que vous ne la comprenez pas… Et bien ! à votre place, je l’aimerais de tout mon cœur, et je passerais ma vie à son service.

— Mais si j’acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire en elle, j’en serais amoureux fou… et si elle ne m’aimait pas, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans tout, Spark. À la manière dont cette femme m’a bouleversé le cerveau, je vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je me brûle la cervelle par désespoir.

— Non, dit Spark.

— Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m’aime pas.

— Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D’ailleurs elle vous aime beaucoup ; tout ce qu’elle a fait pour vous le prouve bien.

— Oh ! j’ai trop souffert de cette tranquille amitié ; j’ai renfermé trop de tourments dans mon sein ! cela ne peut recommencer.

— Vous êtes un ingrat. Vous m’avez dit que ces six premiers mois avaient été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien : vous êtes aigri et malade ; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il s’agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment ; à présent je me sens une grande confiance en ma raison ; les choses me semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce que je vous dirai ?

— Je vous promets de le tenter, dit Julien.

— Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l’atmosphère empoisonnée du dehors ; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon ; fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit page ; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle ne vous trompe pas. Je l’ai vue passer à cheval l’autre jour ; elle a une grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons ; j’aime sa figure et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d’elle que ce qu’elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir, dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.

— Vous croyez qu’elle m’écoutera ? dit Julien, dont les yeux brillèrent de joie.

— Sans doute elle vous écoutera, puisqu’elle vous a déjà écouté ; elle vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu’elle ne fait…

— Vous croyez ? dit Julien redevenant triste.

— J’en suis presque sûr. Mais n’importe, parlez-lui toujours, elle vous consolera en redoublant de soins et d’amitié. Avec cette amitié-là, Julien, avec l’amour du travail, avec le bon témoignage de votre conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas malheureux, croyez-en ma promesse.

— Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix ans d’une pareille vie je m’aperçois que j’ai bercé une chimère sur mon cœur ?

— Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à Dieu quand vous paraîtrez devant lui : « Seigneur, on m’a trompé, et je n’ai pas haï ; on m’a fait du mal, et je ne me suis pas vengé ! » Et vous verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d’être bon, même dès cette vie. Quand on s’en repent, on cesse de l’être.

— Honnête et excellent ami ! s’écria Saint-Julien en serrant vivement la main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l’âme. »

Julien rentra au palais la poitrine soulagée d’une montagne d’ennuis, et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.

XVI.

Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l’air si heureux et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils de Spark.