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LE SECRÉTAIRE INTIME.

mais plus certaine ; profitez-en si le cœur vous en dit. »

Il s’éloigna précipitamment et plus honteux que jamais de ses méfiances toujours renaissantes ; il remercia Dieu d’avoir vaincu la dernière, et se dirigea vers le pavillon, décidé à mériter sa grâce par le plus fervent repentir.

XXIV.

Il en approcha sans obstacle ; mais lorsqu’il voulut franchir l’enceinte du parterre qui l’entourait, des sentinelles posées de distance en distance lui ordonnèrent de passer au large. Comme il semblait résister à cet ordre, il fut couché en joue par un garde de service, et forcé d’attendre dans l’allée. Au bout de quelques instants les sentinelles, se repliant sur cette partie du parc, le forcèrent à reculer sous la futaie. Ce ne fut donc que de loin que Saint-Julien aperçut la princesse ; elle marchait seule, et les paillettes de son costume brillaient dans la nuit comme des étincelles mystérieuses. Il fit de vains efforts pour arriver jusqu’à elle ; il ne put la rejoindre qu’à l’entrée de la salle de verdure, et aussitôt elle fut entourée de tant de monde, qu’il fut impossible à Julien d’en espérer un regard. Il attendit vainement la fin du feu d’artifice ; aucun moment favorable ne se présenta. Il vit Dortan, qui semblait avoir été assez bien accueilli par la Ginetta. Un magicien fut introduit et s’offrit pour dire la bonne aventure. La princesse lui tendit sa main la première, et tous s’empressant à son exemple, le magicien, qui, au milieu de son patois étrange, semblait être un homme spirituel et sensé, distribua à chacun sa part d’éloges et de railleries avec autant de justice que les convenances le permirent. Saint-Julien s’approcha, et, malgré la grande barbe et les sourcils postiches du nécromant, il reconnut Max, qui s’amusait aux dépens de toute la cour, et particulièrement du duc de Gurck. Celui-ci, quoique charmant comme à l’ordinaire, semblait quelquefois singulièrement embarrassé auprès de la princesse. Son trouble augmenta à certaines paroles que lui adressa le magicien, et qui semblèrent n’offrir aucun sens aux autres personnes. Enfin la princesse donna le signal, et on rentra au palais pour le souper. Là Julien fut arrêté par l’abbé Scipione, qui lui dit : « Monsieur, vous vous êtes promené dans les jardins, c’est fort bien, je n’avais aucun ordre pour en empêcher ; mais je suis forcé de vous faire observer que votre toilette, plus que négligée, vous interdit l’accès du bal. Son Altesse nous a fait part du mauvais état de votre santé, et nous en sommes vivement touchés ; mais cela ne vous autorise point à enfreindre l’étiquette. »

Saint-Julien se rendit à ces objections, et, tirant un bon augure de l’explication que Quintilia avait donnée à tout le monde de son absence, il se retira dans sa chambre et attendit la fin du bal pour lui demander un instant d’entretien. Lorsque le moment fut venu, il adressa sa demande par un valet de service ; mais il lui fut répondu que la princesse ne donnait pas d’audience à pareille heure.

L’idée vint alors à Saint-Julien d’aller trouver Spark, qui devait être rentré à sa petite maison du faubourg. Il descendit ; et comme il traversait les jardins avec la foule qui se retirait, il entendit annoncer le départ de Gurck et de Shrabb pour le lendemain matin. Il se glissa dans les groupes et surprit divers commentaires.

« Oh ! disaient les uns, allons-nous avoir la guerre ?

— Non, répondaient les autres. On a entendu M. de Gurck dire à M. de Shrabb qu’il était pleinement satisfait et qu’il n’avait plus rien à faire ici.

— C’est bien là le trait d’un Lovelace comme Gurck !

— Et pourquoi ? Il paraît que Max est retrouvé, que Gurck l’a vu, lui a parlé…

— Allons donc ! allons donc ! allez conter de pareilles folies aux vieilles femmes du faubourg ! Est-ce qu’on retrouve ainsi du jour au lendemain un homme perdu depuis quinze ans ?

— Il est vrai qu’on peut trouver un imposteur qui, pour quelque argent, au moyen d’une ressemblance et de faux papiers…

— Bah ! on ne se donne pas tant de peine, dit à voix basse le marquis de Lucioli en regardant Julien d’un air d’intelligence. On ouvre la porte du pavillon au duc de Gurck et on s’explique. Quel est donc l’homme qui, en pareille circonstance, ne se déclarerait pas satisfait ? Vous connaissez le pavillon, monsieur le comte ?

— Pas plus que vous, monsieur le marquis, répondit Julien d’un ton sec. »

Il courut à la maison de Spark. Il y entra sans effort ; elle était déserte ; il y attendit le jour. Spark ne revint pas. Accablé de fatigue, il prit le parti d’aller louer une chambre dans une auberge. Quand il se fut un peu reposé, il courut au palais et se rendit à son appartement. Il y trouva l’abbé Scipione, qui le reçut avec politesse et lui dit : « Vous me voyez empressé à mettre en ordre vos effets afin de les emballer et de les faire transporter au lieu que vous m’indiquerez. Son Altesse nous a fait savoir que des événements survenus dans votre famille vous forçaient à nous quitter. Vous m’en voyez pénétré de regret et occupé à m’installer dans cet appartement ; car la volonté de notre très-gracieuse souveraine est de me faire reprendre les fonctions de secrétaire intime que j’occupais avant Votre Excellence. »

Saint-Julien, trop orgueilleux pour montrer sa douleur, indiqua à l’abbé l’auberge où il s’était installé provisoirement, et fit demander la Ginetta ; celle-ci lui fit répondre qu’elle était malade. Il demanda directement audience à la princesse ; elle fit répondre qu’elle n’avait pas le temps. Son refus fut accompagné cependant d’une phrase polie, mais glaciale.

Saint-Julien retourna au faubourg et vit le menuisier propriétaire de la maison de Spark. Il apprit de lui que le jeune Allemand était parti et ne reviendrait que dans quelques mois.

Julien résolut d’attendre quelques jours avant de faire de nouvelles tentatives pour obtenir sa grâce. Il resta tristement à l’auberge, attendant d’heure en heure un message de la cour. Enfin il se décida à retourner au palais. Les personnes qui le rencontrèrent l’abordèrent poliment, mais lui témoignèrent une extrême surprise de ce qu’il n’était point encore parti. Il essaya de pénétrer jusqu’à la princesse ; mais ce fut impossible, et pendant trois jours ses demandes furent repoussées avec une politesse et une indifférence aussi cruelles l’une que l’autre.

Le soir du troisième jour il s’avisa d’aller trouver maître Cantharide et de s’humilier jusqu’à le prier d’intercéder pour lui.

« J’ignore absolument, lui répondit le professeur, les raisons de la conduite de Son Altesse à votre égard. J’ai exécuté ponctuellement ses ordres sans en savoir et sans en chercher le motif. Si vous me demandez des explications, vous tombez donc bien mal ; mais si vous me demandez un conseil d’ami, voici celui que je vous donne : Partez, et n’espérez pas fléchir Son Altesse ; elle n’est jamais revenue sur un arrêt semblable. Autant elle a de peine à employer la rigueur, autant il lui est impossible de pardonner quand elle s’est décidée à punir. Les émoluments de votre place vous ayant été remis exactement chaque mois, la princesse ne vous fera pas l’affront de vous remettre, comme à M. de Stratigopoli, des présents que vous refuseriez. Elle vous congédie simplement, et désire sans doute qu’il n’y ait aucune humiliation extérieure pour vous dans votre renvoi, puisqu’elle n’a fait entendre aucune expression de mécontentement contre vous, et qu’elle n’a donné aucun ordre public qui vous force à sortir de ses États. Mais croyez-moi, sortez-en avant que vos vaines supplications vous attirent la raillerie de vos ennemis et le ridicule qui s’attache si facilement aux imprudents. »

Julien sentit que le professeur avait raison ; la conduite de Quintilia impliquait un mépris plus profond et plus irrévocable que tous les témoignages de colère qu’il avait espérés. Le lendemain soir, une voiture de poste aux armoiries de la cour s’arrêta devant la porte de son auberge. L’abbé Scipione en descendit, et, se faisant introduire dans la chambre, lui dit : « Voici, monsieur le comte, la voiture que vous avez fait demander à Son Altesse pour vous conduire jusqu’à Milan. »