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LE PICCININO.

tant qu’il me restera une langue pour le nier et un bras pour venger votre honneur.

― Excellent et admirable ami ! dit la princesse en lui tendant la main ; tu prends cela trop au sérieux. Je parie bien que tout le monde dit et pense que nous nous aimons.

― On peut dire et penser que je vous aime, puisque c’est la vérité, et, qu’à la longue, la vérité perce toujours. C’est pour cela qu’on sait aussi que vous ne m’aimez point.

― Noble cœur ! Mais, à présent moins que jamais… Demain je te parlerai de cela plus que je ne l’ai fait encore. Il le faut. Je te dirai tout. Ce n’est pas ici le lieu et le moment. Il faut que je reparaisse dans ce bal où l’on s’étonne peut-être de ne me point voir.

― Êtes-vous assez reposée, assez calme ?

― Oui ; maintenant je puis reprendre mon masque d’impassibilité.

― Ah ! il t’en coûte peu de le prendre, femme terrible ! s’écria le marquis en se levant et en pressant convulsivement contre sa poitrine le bras qu’elle venait d’appuyer sur le sien. Au fond de l’âme, tu es aussi invulnérable qu’à la surface.

― Ne dites pas cela, marquis, dit la princesse en l’arrêtant et en le regardant avec des yeux clairs qui firent tressaillir Michel. Dans ce moment solennel de ma vie, c’est une cruauté dont vous ne sentez pas la portée. Demain, pour la première fois, depuis douze ans que nous nous parlons sans nous comprendre, vous me comprendrez parfaitement ! Allons ! ajouta-t-elle en secouant sa tête charmante, comme pour en chasser les pensées sérieuses, allons danser ! Mais, auparavant, disons adieu à cette naïade si bien éclairée, et à cette grotte charmante, qui sera bientôt profanée par la foule des indifférents.

― Est-ce le vieux Pier-Angelo qui l’a si bien ornée ? demanda le marquis, en se tournant vers la naïade.

Non, répondit la princesse, c’est lui !

Et, s’élançant dans le bal, comme par l’effet d’une résolution courageuse, elle tira brusquement le rideau et le rejeta sur Michel, qui, par un hasard inespéré, se trouva ainsi doublement caché au moment où elle passait près de lui.

Le trouble que sa situation personnelle lui causait fut à peine dissipé, qu’il entra dans la grotte, et, s’y voyant seul, il se laissa tomber sur le divan, à côté de la place que venait d’y occuper la princesse. Tout ce qu’il avait entendu l’avait agité singulièrement ; mais toutes les réflexions qu’il eût pu faire étaient dominées maintenant par le dernier mot que cette femme étrange venait de prononcer.

Ce mot eût pu être une énigme pour un jeune homme tout à fait humble et candide : Non, ce n’est pas Pier-Angelo, c’est lui ! Quelle mystérieuse réponse, ou quelle distraction singulière ! Mais, pour Michel, ce n’était pas une distraction : ce lui ne se rapportait pas à Pier-Angelo, mais à lui-même. Pour la princesse, il était donc celui qu’on n’a pas besoin de nommer, et c’est avec cette concision énergique qu’elle le désignait à un homme épris d’elle.

Cette inexplicable parole, et les réticences qui l’avaient précédée, le refus qu’elle avait fait d’aimer le marquis, ce moment solennel de sa vie dont elle avait parlé, cette émotion terrible qu’elle disait avoir éprouvée dans la soirée, cette confidence importante qu’elle devait faire le lendemain, tout cela se rapportait-il donc à Michel ?

Quand il se rappelait l’incroyable regard qu’elle avait jeté sur lui en le voyant pour la première fois avant l’ouverture du bal, il était tenté de se livrer aux plus folles présomptions. Il est vrai qu’en parlant au marquis, il y avait eu un instant où ses yeux rêveurs avaient brillé aussi d’un éclat extraordinaire ; mais il ne semblait pas à Michel qu’ils eussent alors la même expression que lorsqu’ils avaient plongé dans les siens. Regard pour regard il aimait encore mieux celui qu’il avait obtenu.

Qui pourrait raconter les étranges et magnifiques romans que, pendant un quart d’heure, forgea la cervelle de ce téméraire enfant ? Ils étaient tous bâtis sur la même donnée, sur le génie extraordinaire d’un jeune artiste qui s’ignorait lui-même, et qui venait de se révéler subitement dans une grande et vive peinture de décor. La belle princesse qui avait fait exécuter cet essai, était venue souvent, à la dérobée, pendant huit jours, examiner les progrès de l’œuvre magistrale ; et, pendant huit jours que l’artiste avait fait la sieste et mangé à de certains moments, dans de certaines salles mystérieuses du palais enchanté, cette fée invisible était venue le contempler, tantôt de derrière un rideau, tantôt d’une rosace du plafond. Elle s’était prise d’amour pour sa personne, ou d’admiration pour son talent, enfin, d’un engouement quelconque pour lui ; et ce sentiment était trop vif pour qu’elle eût trouvé le sang-froid de le lui manifester par des paroles. Son regard lui avait tout révélé malgré elle ; et lui, tremblant et bouleversé, comment s’y prendrait-il pour lui dire qu’il avait bien compris ?

Il en était là, lorsque le marquis de la Serra, l’adorateur de la princesse, reparut tout à coup devant lui et le surprit, tenant dans ses mains, et contemplant sans le voir, l’éventail qu’elle avait oublié sur le divan.

― Pardon, mon cher enfant, lui dit le marquis en le saluant avec une courtoisie charmante, je suis forcé de vous reprendre cet objet qu’une dame redemande. Mais si les peintures chinoises de cet éventail vous intéressent, je pourrai mettre à votre disposition une collection de vases et d’images curieuses, où vous serez libre de choisir.

― Vous êtes beaucoup trop bon, monsieur le marquis, répondit Michel, blessé d’un ton de bienveillance où il crut voir une impertinente protection ; cet éventail ne m’intéresse point, et la peinture chinoise n’est pas de mon goût.

Le marquis s’aperçut fort bien du dépit de Michel, il reprit en souriant :

― C’est apparemment que vous n’avez vu que des échantillons grossiers de l’art de ce peuple ; mais il existe des dessins coloriés, qui, malgré la simplicité élémentaire du procédé, sont dignes, pour la pureté des lignes et la naïveté charmante des mouvements, d’être comparés aux étrusques. Je serais heureux de vous montrer ceux que je possède. C’est un petit plaisir que je voudrais vous procurer et qui ne m’acquitterait pas encore envers vous, car j’en ai eu un bien grand à voir vos peintures.

Le marquis parlait d’un air si sincère, et il y avait sur sa noble figure une bienveillance si marquée, que Michel, attaqué par son côté sensible, ne put s’empêcher de lui avouer naïvement ce qu’il éprouvait.

― Je crains, dit-il, que Votre Seigneurie ne veuille m’encourager par plus d’indulgence que je n’en mérite ; car je ne suppose pas qu’elle s’abaisse à railler un jeune artiste, au début délicat de sa carrière.

― Dieu m’en préserve, mon jeune maître ! répondit M. de la Serra, en lui tendant la main d’un air de franchise irrésistible. Je connais et j’estime trop votre père pour n’être pas bien disposé d’avance en votre faveur ; cela, je dois l’avouer ; mais, sincèrement, je puis vous affirmer que vos peintures révèlent du génie et promettent du talent. Voyez, je ne vous flatte pas ; il y a encore de grandes fautes d’inexpérience, ou peut-être d’emportement d’imagination, dans votre œuvre ; mais il y a un cachet de grandeur et une originalité de conception qui ne s’acquièrent ni ne se perdent. Travaillez, travaillez, mon jeune Michel-Ange, et vous justifierez le beau nom que vous portez.

― Votre avis est-il partagé, monsieur le marquis, demanda Michel, violemment tenté d’amener le nom de la princesse dans cette conversation.

― Mon avis est, je crois, celui de tout le monde. On critique vos défauts avec indulgence, on loue de grand cœur vos qualités ; on ne s’étonne pas de vos dispositions brillantes quand on apprend que vous êtes de Catane, et fils de Pier-Angelo Lavoratori, excellent artisan, plein de cœur et de feu. On est bon compatriote ici, Michel-Ange ! On se réjouit du succès qu’obtient un