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LE PICCININO.

émancipé de ta classe. L’humble profession de ton père, loin de te nuire, sera une cause d’intérêt envers toi ; car le monde s’étonne toujours de voir un pauvre naître avec du génie, comme si le génie des arts n’était pas toujours sorti du peuple, et comme si notre caste était encore féconde en hommes supérieurs. Réponds-moi donc, Michel ; veux-tu souper ce soir à ma table, à mes côtés, ou préfères-tu souper à l’office, à côté de ton père ? »

Cette dernière question était si nettement posée, que Michel crut y lire son arrêt. « C’est une délicate mais profonde leçon que je reçois, pensa-t-il, ou c’est une épreuve. J’en sortirai pur ! » Et, retrouvant aussitôt ses esprits, violemment bouleversés une minute auparavant : « Madame, répondit-il avec fierté, bien heureux ceux qui s’asseyent à vos côtés et que vous traitez d’amis ! Mais la première fois que je souperai avec des gens du grand monde, ce sera à ma propre table, avec mon père en face de moi. C’est vous dire que cela ne sera probablement jamais, ou que, si cela arrive, bien des années me séparent encore de la gloire et de la fortune. En attendant, je souperai avec mon père dans l’office de votre palais, pour vous prouver que je ne suis point orgueilleux et que j’accepte votre invitation.

― Cette réponse me plaît, dit la princesse ; eh bien ! continue à être un homme de cœur, Michel, et la destinée te sourira ; c’est moi qui te le prédis ! »

En parlant ainsi, elle le regardait en face, car elle avait quitté son bras et se préparait à s’éloigner. Michel fut ébloui du feu qui jaillissait de ces yeux si doux et si rêveurs à l’ordinaire, animés pour lui seul, cela était désormais bien certain, d’une affection irrésistible. Pourtant, il n’en fut pas troublé comme la première fois. Ou c’était une expression différente, ou il avait mal compris d’abord. Ce qu’il avait pris pour de la passion était plutôt de la tendresse, et la volupté dont il s’était senti inondé se changeait en lui en une sorte d’enthousiaste adoration, chaste comme celle qui l’inspirait.

« Mais écoute, ajouta la princesse en faisant signe au marquis de la Serra, qui passait près d’elle en cet instant, de venir lui donner le bras, et l’appelant ainsi en tiers dans cet entretien : quoiqu’il n’y ait rien d’humiliant pour un esprit sage à manger à l’office ; quoiqu’il n’y ait rien d’enivrant non plus à souper au salon, je désire que tu ne paraisses ni à l’un ni à l’autre. J’ai pour cela des raisons qui te sont personnelles et que ton père a dû t’expliquer. Tu as déjà bien assez attiré l’attention aujourd’hui par tes ouvrages. Évite, pendant quelques jours encore, de montrer ta personne, sans pourtant te cacher avec une affectation de mystère qui aurait aussi son danger. J’eusse souhaité que tu ne vinsses pas à cette fête. Tu aurais dû comprendre pourquoi je ne te faisais pas remettre une carte d’entrée, et, en t’annonçant que tu serais chargé, si tu restais, d’un office qui te sied mal, ton père essayait de t’en ôter l’envie. Pourquoi es-tu venu ? Voyons, réponds-moi franchement : tu aimes donc beaucoup le spectacle d’un bal ? Tu as dû en voir à Rome d’aussi beaux que celui-ci ?

― Non, Madame, répondit Michel, je n’en ai jamais vu de beaux, car vous n’y étiez point.

― Il veut me faire croire, dit la princesse avec un sourire d’une mansuétude extrême, en s’adressant au marquis, qu’il est venu au bal à cause de moi. Le croyez-vous, marquis ?

― J’en suis persuadé, répondit M. de la Serra en pressant la main de Michel avec affection. Allons, maître Michel-Ange, quand venez vous voir mes tableaux et dîner avec moi ?

― Il prétend encore, dit vivement la princesse, qu’il ne dînera jamais avec des gens comme nous, sans son père.

― Et pourquoi donc cette timidité exagérée ? répondit le marquis en attachant sur les yeux de Michel des yeux d’une intelligence pénétrante, où quelque chose de sévère se mêlait à la bonté ; Michel craindrait-il que vous ou moi le fissions rougir de n’être pas encore aussi respectable que son père ? Vous êtes jeune, mon enfant, et personne ne peut exiger de vous les vertus qui font admirer et chérir le noble Pier-Angelo ; mais votre intelligence et vos bons sentiments suffisent pour que vous entriez partout avec confiance, sans être forcé de vous effacer dans l’ombre de votre père. Pourtant, rassurez-vous, votre père m’a déjà promis de venir dîner avec moi après-demain. Ce jour vous convient-il pour l’accompagner ? »

Michel ayant accepté, en s’efforçant de cacher son trouble et sa surprise sous un air aisé, le marquis ajouta :

« Maintenant, permettez-moi de vous dire que nous dînerons ensemble en cachette : votre père a été accusé jadis ; moi je suis mal vu du gouvernement ; nous avons encore des ennemis qui pourraient nous accuser de conspirer.

― Allons, bonsoir, Michel-Ange, et à bientôt ! dit la princesse, qui remarquait fort bien la stupéfaction de Michel ; fais-nous la charité de croire que nous savons apprécier le vrai mérite, et que, pour nous apercevoir de celui de ton père, nous n’avons pas attendu que le tien se révélât. Ton père est notre ami depuis longtemps, et s’il ne mange pas tous les jours à ma table, c’est que je crains de l’exposer à la persécution de ses ennemis en le mettant en vue. »

Michel se sentit troublé et décontenancé, quoiqu’en cet instant il n’eût voulu, pour rien au monde, paraître ébloui des soudaines faveurs de la fortune ; mais dans le fond il se sentait plutôt humilié que ravi de la leçon affectueuse qu’il venait de recevoir. « Car c’en est une, se disait-il lorsque la princesse et le marquis, accostés par d’autres personnes, se furent éloignés en lui faisant un signe d’adieu amical ; ils m’ont fait fort bien comprendre, ces grands seigneurs esprits forts et philosophes, que leur bienveillance était un hommage rendu à mon père plus qu’à moi-même. C’est moi qu’on invite à cause de lui, et non lui à cause de moi ; ce n’est donc pas mon propre mérite qui m’attire ces distinctions, mais la vertu de mon père ! Ô mon Dieu ! pardonnez-moi les pensées d’orgueil qui m’ont fait désirer de commencer ma carrière loin de lui ! J’étais insensé, j’étais criminel ; je reçois un enseignement profond de ces grands seigneurs, auxquels je voulais imposer le respect de mon origine, et qui l’ont, ou font semblant de l’avoir plus avant que moi dans le cœur. »

Puis, tout à coup, l’orgueil blessé du jeune artiste se releva de cette atteinte. « J’y suis ! s’écria-t-il après avoir rêvé seul quelques instants. Ces gens-ci s’occupent de politique. Ils conspirent toujours. Peut-être qu’ils n’ont pas même pris la peine de regarder mes peintures, ou qu’ils ne s’y connaissent pas. Ils choient et flattent mon père qui est un de leurs instruments, et ils cherchent aussi à s’emparer de moi. Eh bien ! s’ils veulent réveiller dans mon sein le patriotisme sicilien, qu’ils s’y prennent autrement et n’espèrent pas exploiter ma jeunesse sans profit pour ma gloire ! Je les vois venir ; mais eux, ils apprendront à me connaître. Je veux bien être victime d’une noble cause, mais non pas dupe des ambitions d’autrui. »

XV.

AMOUR ROMANESQUE.

« Mais, se disait encore Michel, les patriciens sont-ils tous de même dans ce pays-ci ? L’âge d’or règne-t-il à Catane, et n’y a-t-il que les valets qui conservent l’orgueil du préjugé ? »

L’intendant venait de passer près de lui et de le saluer d’un air triste et accablé. Sans doute il avait été réprimandé, ou il s’attendait à l’être.

Michel traversa le vestiaire, résolu à s’en aller, lorsqu’il trouva Pier-Angelo occupé à tenir la douillette d’un vieux seigneur à perruque blonde, qui cherchait ses manches en tremblotant. Michel rougit à ce spectacle et doubla le pas. Selon lui, son père était beaucoup trop débonnaire, et l’homme qui se faisait servir ainsi donnait un démenti formel aux conjectures qu’il venait de faire sur la noble bonté des grands.