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LE PICCININO.

qu’en tremblant. Je m’aperçois aussi que j’aurais dû t’en parler plus tôt, car la haine et l’effroi qu’inspire sa mémoire t’auraient un peu expliqué la méfiance et même la malveillance dont, malgré toutes ses vertus, sa fille porte encore la peine dans l’esprit de certaines personnes de notre condition.

« Le prince Dionigi était un caractère farouche, despotique, cruel et insolent. L’orgueil de sa race le rendait presque fou, et toute marque de fierté ou de résistance chez ses inférieurs était punie avec une morgue et une dureté inconcevables. Vindicatif à l’excès, il avait, dit-on, tué de sa propre main l’amant de sa femme, et fait mourir cette malheureuse dans une sorte de captivité. Haï de ses pareils, il l’était encore plus des pauvres gens, qu’il secourait pourtant, dans l’occasion, avec une libéralité seigneuriale, mais avec des formes si humiliantes, qu’on se sentait avili par ses bienfaits.

« Tu comprendras mieux désormais le peu de sympathie qu’a conquis et recherché sa fille. Il me semble, moi, que la contrainte où elle a passé sa première jeunesse, sous la loi d’un père aussi détestable, doit nous expliquer la réserve de son caractère et cette espèce d’étiolement ou de refoulement prématuré de son cœur. Sans doute elle craint de réveiller bien des aversions attachées au nom qu’elle porte, en se communiquant à nous, et, si elle évite le commerce des humains, il y a à cela des motifs qui devaient exciter la compassion et l’intérêt des âmes justes.

« Un seul et dernier fait te fera connaître l’humeur du prince Dionigi. Il y a environ quinze ou seize ans, je crois (cela est resté vague dans mes souvenirs d’enfance), un jeune montagnard attaché à son service, poussé à bout par la rudesse de son langage, haussa, dit-on, les épaules, en lui tenant l’étrier pour descendre de cheval ; ce garçon était brave et probe, mais fier et violent aussi. Le prince le frappa outrageusement. Une haine profonde s’alluma entre eux, et l’écuyer (il s’appelait Ercolano), quitta le palais Palmarosa en disant qu’il savait le grand secret de la famille et qu’il serait bientôt vengé. Quel était ce secret ? Il n’eut pas le temps de le divulguer, et personne ne l’a jamais su ; car, le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné au bord de la mer, avec un poignard aux armes de Palmarosa, dans la poitrine… Ses parents n’osèrent demander justice, ils étaient pauvres ! »

Magnani en était là lorsque l’ombre pâle qu’ils avaient déjà vue errer sur la terrasse du palais, traversa de nouveau le parterre et rentra dans l’intérieur. Michel frémit de la tête aux pieds.

― Je ne sais pourquoi ton récit me fait tant de mal, dit-il. Je crois sentir le froid de ce poignard dans mon sein. Cette femme me fait peur. Une étrange superstition s’empare de moi… On n’est pas du sang des meurtriers sans avoir, ou l’âme perverse, ou l’esprit dérangé… Laisse-moi respirer, Magnani, avant d’achever ton histoire.

― L’émotion pénible que tu éprouves, les pensées sombres qui te viennent, reprit Magnani, tout cela eut lieu en moi à la vue du portrait de Dionigi ; mais je passai outre, je franchis une dernière porte ; l’escalier du casino s’offrit devant moi, et je me trouvai dans l’oratoire de la princesse ; j’y déposai le prie-dieu, je regardai autour de moi. Personne ! je n’avais pas de prétexte pour pénétrer plus loin ; l’hôtesse de cette triste résidence était sortie apparemment. Il fallait donc me retirer sans l’avoir vue, perdre le fruit de mon audace et ne retrouver jamais peut-être le courage ou l’occasion.

« J’imaginai de faire du bruit pour l’attirer, au cas où elle serait dans une chambre voisine, car j’étais bien dans son appartement, je n’en pouvais douter. Je pris mon marteau, je frappai sur les clous dorés du prie-dieu, comme si j’y mettais la dernière main.

« Mon stratagème réussit. ― Qui est là ? qui frappe ainsi ? dit une voix faible, mais avec une prononciation pure et nette qui ne me laissa aucun doute sur l’identité de cet accent avec celui de la femme mystérieuse, dont la voix n’avait cessé de vibrer en moi comme une ineffable mélodie.

« Je me dirigeai vers une portière de velours que je soulevai avec la résolution d’un dernier espoir. Je vis alors, dans une chambre richement décorée à l’ancienne mode, une femme couchée sur un lit de repos : c’était la princesse ; je l’avais réveillée au milieu de sa sieste.

« Ma vue lui causa un effroi inconcevable : elle sauta au milieu de la chambre, comme si elle voulait prendre la fuite. Sa belle figure, dont j’avais pu, pendant une seconde admirer la sérénité douce et un peu languissante, était bouleversée par une terreur puérile, inouïe.

« Le pas que j’avais fait en avant, je me hâtai de le faire en arrière. ― Que Votre Excellence ne s’effraie pas, lui dis-je ; je ne suis qu’un pauvre ouvrier tapissier, un maladroit, honteux de sa méprise. Je croyais Son Altesse à la promenade, et je travaillais ici…

― Sortez ! dit-elle, sortez !…

« Et, d’un geste où il y avait plus d’égarement et d’épouvante que d’autorité et de colère, elle me montra la porte.

« Je voulais me retirer, mais je me sentais enchaîné comme dans un rêve.

« Tout à coup je vis la princesse, qui s’était levée avec une animation extraordinaire, devenir pâle comme un beau lis ; sa respiration s’arrêta, sa tête se pencha en arrière, ses mains se détendirent. Elle serait tombée par terre, si, m’élançant vers elle, je ne l’eusse retenue dans mes bras.

« Elle avait perdu connaissance. Je la déposai sur son sofa ; éperdu que j’étais, je ne songeai point à appeler du secours. À quoi d’ailleurs eût servi de sonner ? Tout le monde dormait, ou vaquait à ses affaires dans cette maison où le silence et l’abandon semblaient être les seuls maîtres absolus. Que Dieu me le pardonne ! Vingt fois depuis j’ai été tenté d’entrer à son service comme valet !

« Te dire ce qui se passa en moi durant deux ou trois minutes que cette femme resta étendue et comme morte sous mes yeux, avec ses lèvres blanches et sèches comme de la cire vierge, ses yeux à demi ouverts, mais fixes et sans regard, ses cheveux bruns épais sur son front baigné d’une sueur froide, et toute cette beauté exquise, délicate, sans point de comparaison dans ma pensée, oh ! Michel, ce me serait impossible aujourd’hui. Ce n’était pas l’ivresse d’une passion grossière qui s’allumait dans mon vigoureux sang de plébéien. C’était une adoration chaste, craintive, délicate et mystérieuse comme l’être qui me l’inspirait. J’éprouvais comme un besoin de me prosterner devant la châsse d’une martyre trépassée, car je la croyais morte, et je sentais mon âme prête à quitter la terre avec la sienne.

« Je n’osais la toucher, je ne savais que faire pour la secourir, je n’avais point de voix pour appeler au secours. J’étais immobile dans mon anxiété, comme lorsqu’on se débat contre un songe terrible. Enfin, un flacon me tomba sous la main, je ne sais comment ; elle se ranima peu à peu, me regarda sans me voir, sans comprendre et sans chercher qui je pouvais être, se souleva enfin sur son coude et parut rassembler ses idées.

― Qui êtes-vous, mon ami, me dit-elle, en me voyant à genoux devant elle, et que demandez-vous ? vous paraissez avoir beaucoup de chagrin.

― Oh ! oui, Madame, je suis bien malheureux d’avoir ainsi effrayé Votre Altesse ; Dieu m’est témoin.

― Vous ne m’avez point effrayée…, dit-elle avec un embarras qui m’étonna. Est-ce que j’ai crié ?… Ah ! oui, ajouta-t-elle en tressaillant et en s’abandonnant encore à un sentiment de méfiance ou de terreur… Je dormais, vous êtes entré ici, vous m’avez fait peur… Je n’aime pas qu’on me surprenne de la sorte… Mais vous ai-je dit quelque chose d’offensant, que vous pleurez ?

― Non, Madame, répondis-je, vous vous êtes évanouie, et je voudrais être mort plutôt que de vous avoir causé ce mal.

― Mais je suis donc seule ici ? s’écria-t-elle avec un accent de détresse qui me navra. Tout le monde peut donc entrer chez moi pour m’insulter ? Elle se releva et courut à sa sonnette. Elle avait un air d’égarement dés-