Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
LE PICCININO.

cidents avec l’attention d’un peintre qui fait son profit de tout. Il remarqua surtout un de ces moines qui avait le capuchon rabattu jusque sur le bout de sa barbe, et qui ne mendiait pas. Il s’éloignait des autres et se promenait dans la salle, comme s’il se fût plus intéressé au local de la fête qu’au profit qu’il pouvait en retirer. Michel essaya plusieurs fois d’apercevoir ses traits, et de juger, à sa physionomie, si l’intelligence d’un artiste ou les regrets d’un homme du monde se cachaient sous ce froc. Mais ce ne fut qu’une seule fois, et à la dérobée, qu’il put le voir écarter son capuchon, et il fut frappé de sa laideur repoussante. Au même instant, les yeux du moine se portèrent sur lui avec une expression de curiosité malveillante, et s’en détournèrent aussitôt, comme si cet homme eût craint d’être surpris en examinant les autres.

« J’ai déjà vu cette laide figure quelque part, dit Michel à sa sœur, qui se tenait près de lui.

― Tu appelles cela une figure ? répondit la jeune fille. Je n’ai vu qu’une barbe de bouc, des yeux de chouette et un nez qui ressemble à une vieille figue écrasée… Tu ne feras pas son portrait, j’espère ?

― Mila, tu connais, disais-tu tout à l’heure, plusieurs de ces moines pour les avoir vus quêter dans le faubourg : n’as-tu jamais rencontré celui-ci ?

― Je ne le crois pas ; mais, si tu es désireux de savoir son nom, ce sera très-facile, car voici un frère qui me le dira. »

Et la jeune fille courut à la rencontre d’un moine qui arrivait le dernier, sans besace et sans âne, avec une petite escarcelle seulement. C’était un grand et bel homme, entre deux âges ; sa barbe était encore noire comme de l’ébène, quoique sa couronne de cheveux commençât à blanchir. Le noir de ses yeux vifs, la noblesse de son nez aquilin et le sourire de sa bouche vermeille, annonçaient une belle santé jointe à un caractère heureux et ferme. Il n’avait ni la maigreur maladive ni l’obésité ridicule de la plupart de ses confrères. Son vêtement marron était propre, et il le portait avec une certaine majesté.

Ce capucin gagna, dès les premiers regards, la confiance de Michel ; mais il fut subitement courroucé de voir Mila sauter presque à son cou, et lui prendre la barbe dans ses deux petites mains, en riant et en feignant de vouloir l’embrasser malgré lui.

« Allons, petite, modère-toi, dit le frère en la repoussant avec une douceur paternelle. J’ai beau être ton oncle, on ne doit pas embrasser un moine. »

Michel se souvint alors du capucin Paolo-Angelo, dont son père lui avait si souvent parlé, et qu’il n’avait encore jamais vu. Fra-Angelo était, par le sang comme par le cœur, le frère de Pier-Angelo. C’était le plus jeune des oncles de Michel. Son intelligence et la dignité de son caractère faisaient l’orgueil de la famille, et, dès que Pier-Angelo l’aperçut, il courut prendre Michel pour le lui présenter.

« Frère, dit le vieil artisan en serrant cordialement la main du capucin, donne ta bénédiction à mon fils ; je l’aurais déjà conduit à ton couvent pour te la demander, si nous n’eussions été occupés ici un peu au delà de nos forces.

― Mon enfant, répondit Fra-Angelo en s’adressant au jeune homme, je te donne la bénédiction d’un parent et d’un ami ; je suis heureux de te voir, et ta figure me plaît.

― C’est bien réciproque, lui dit Michel en mettant sa main dans celle de son oncle. »

Mais, pour lui témoigner son affection, le bon moine, qui avait les muscles d’un athlète, lui serra les doigts si fort que le jeune artiste crut un instant les sentir brisés. Il ne voulut pas avoir l’air de trouver cette caresse trop rude ; mais la sueur lui en vint au front, et il se dit en souriant qu’un homme de l’étoffe de son oncle le capucin était plus propre à exiger l’aumône qu’à la demander.

Mais, comme la force est presque toujours unie à la douceur, Fra-Angelo s’approcha de l’élémosinaire du palais avec autant de retenue et de discrétion que ses confrères y avaient mis d’ardeur et d’insistance. Il le salua d’un sourire, lui ouvrit son escarcelle sans daigner tendre la main, et la referma sans regarder ce qu’on y avait mis, en murmurant une formule de remercîment très-laconique, après quoi il revint vers son frère et son neveu, refusant de se charger de vivres d’aucune espèce.

« En ce cas, lui dit un valet fort dévot en s’approchant de lui, vous n’avez pas reçu assez d’argent !

― Vous croyez ? répondit le moine. Je n’en sais rien. Quoi que ce soit, il faudra bien que le couvent s’en contente.

― Voulez-vous que j’aille réclamer pour vous, mon frère ? Si vous voulez me promettre de prier pour moi tous les jours de cette semaine, je vous ferai donner davantage.

― Eh bien, ne prends pas cette peine, repartit en souriant le fier capucin ; je prierai pour toi gratis, et ma prière en vaudra mieux. Ta patronne, la princesse Agathe, fait bien assez d’aumônes, et je ne viens chez elle que pour obéir à ma consigne.

― Mon oncle, dit la petite Mila en lui parlant bas, il y a là-bas un frère de votre ordre dont la figure tourmente mon père et mon frère. Ils trouvent qu’il ressemble à un autre.

― À un autre ? Que veux-tu dire ?

― Regarde-le, répondit Pier-Angelo. Michel a raison, il a une mauvaise figure. Tu dois le connaître. Il se tient là-bas tout seul, sous l’estrade des musiciens.

― À sa taille et à sa démarche, je ne le reconnais pour aucun frère de mon couvent. Pourtant, il a la robe d’un capucin. Mais en quoi cela peut-il vous intéresser ?

― C’est que nous trouvons, répondit Pierre en baissant la voix, qu’il ressemble à l’abbé Ninfo.

― En ce cas, allez-vous-en, dit vivement Fra-Angelo ; moi, je vais lui adresser la parole, et je saurai bien ce qu’il est et ce qu’il vient faire ici.

― Oui, oui, partons, répondit Pier-Angelo. Enfants, passez devant. Je vous suis. »

Michel prit le bras de sa sœur sous le sien, et fut bientôt sur le chemin de Catane.

« Il paraît, dit Mila à son frère, que cet abbé Ninfo nous en veut et peut nous faire du mal ? Sais-tu pourquoi, Michel ?

― Pas très-bien ; mais je me méfie d’un homme qui se déguise, apparemment pour espionner. Que ce soit à propos de nous ou de tout autre, le mystère cache ici de mauvais desseins.

― Bah ! dit l’insouciante Mila après un moment de silence, ce n’est peut-être qu’un moine comme les autres. Il se tenait à l’écart et furetait dans les coins, comme quelques-uns font souvent après le passage des foules dans les processions et les fêtes, pour voir s’ils ne trouveraient pas quelque bijou perdu… Alors, ils le ramassent sans rien dire, et portent cela à leur couvent, pour le rendre, moyennant une ou deux messes bien payées, ou pour découvrir quelque secret d’amour ; car ils sont, en général, assez curieux, ces bons pères !

― Tu n’aimes pas les moines, Mila ? Tu n’es qu’à demi Sicilienne.

― C’est selon. J’aime mon oncle et ceux qui lui ressemblent.

― À propos ! reprit Michel, ramené par le mot bijou perdu à l’aventure dont les capucins l’avaient distrait ; tu étais entrée dans la salle du bal avant le moment où je t’ai rencontrée dans le jardin ?

― Non, répondit-elle ; si tu ne m’y avais fait entrer pour assister à la quête, je n’y aurais pas songé. Pourquoi me demandes-tu cela ? J’avais vu la salle terminée avant la fête. Que m’importe une salle vide où l’on ne danse pas ? C’est le bal, et la danse, et les toilettes, que j’aurais voulu voir ! Mais tu n’as pas voulu m’emmener seulement à la porte, cette nuit !

― Pourquoi ne pas me dire la vérité, lorsque le fait n’a aucune importance ? Il n’y a rien d’étonnant, chère petite sœur, à ce que tu sois venue tout à l’heure me réveiller dans la grotte de la Naïade.

― Mon père dit que tu dors debout, Michel, et je vois