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LE PICCININO.

pable de se rien rappeler que le docteur me l’affirmait. L’abbé n’en a pas moins de mauvais desseins. Croiriez-vous qu’il suppose que Michel est mon amant ?

― Et le Piccinino le croyait ? dit le moine effrayé.

― Il ne le croit plus, répondit Agathe. J’ai reçu ce matin un billet de lui, où il me donne sa parole que je puis me tenir tranquille ; que, dans la journée, l’abbé sera en son pouvoir, et que, jusque-là, il saura l’occuper si bien qu’aucun de nous n’en entendra parler. Je respire donc, et n’ai plus qu’un embarras, c’est de savoir comment je me délivrerai ensuite de l’intimité du capitaine Piccinino, qui menace de devenir trop assidu. Mais nous y aviserons plus tard : à chaque jour suffit son mal ; et si, après tout, il me fallait en venir à lui dire la vérité… Vous ne le croyez pas homme à en abuser, n’est-ce pas ?

― Je le sais homme à faire semblant de vouloir profiter et abuser de tout ; mais ayez le courage de le traiter toujours comme un héros de franchise et de générosité, vous verrez qu’il voudra l’être et qu’il le sera en dépit du diable. »

La princesse et le capucin causèrent encore longtemps et se mirent mutuellement au courant de tout ce qu’ils savaient. Après quoi, Fra-Angelo se rendit au faubourg pour lever la consigne de Magnani, lui donner un nouveau rendez-vous de la part d’Agathe, et le remplacer pour escorter Michel-Ange et son père au palais de la Serra ; car, malgré tout, Fra-Angelo n’aimait point l’idée qu’ils eussent à se trouver seuls dans la campagne, tant qu’il n’aurait pas vu lui-même le fils du Destatore.

Nous suivrons ces trois membres de la famille Lavoratori chez le marquis, et nous laisserons Mila attendre avec anxiété la visite du moine, tandis que Magnani, travaillant sur la galerie en face d’elle, était loin de se douter qu’après lui avoir demandé son assistance, elle guettait l’occasion de se dérober à ses regards. Elle avait promis à son père d’aller dîner chez son amie Nenna aussitôt qu’elle aurait lavé et repassé un voile qu’elle disait lui être indispensable pour sortir. Tout se passa comme son ami inconnu le lui avait annoncé. Elle vit le moine à la fontaine et n’eut pas besoin de feindre une grande terreur d’être surprise, car elle se demandait avec angoisse ce que Magnani penserait d’elle si, après ce qu’elle lui avait raconté, il l’apercevait causant de bonne volonté avec ce misérable.

Pour se dispenser de lui parler et de regarder son affreux visage, elle lui jeta un papier écrit qu’il lut avec transport, et il s’éloigna en lui envoyant des baisers qui la firent frémir de dégoût et d’indignation.

À ce moment même son père, son frère et son oncle, bien loin de soupçonner les périls auxquels la pauvre enfant allait s’exposer pour eux, entraient dans le palais de la Serra. Cette riche demeure, plus moderne que celle de Palmarosa, dont elle n’était séparée que par leurs grands parcs respectifs et un étroit vallon couvert de jardins et de prairies, était remplie d’objets d’art, de statues, de vases et de magnifiques peintures, que M. de la Serra y avait rassemblés avec un intérêt de connaisseur sérieux et éclairé. Il vint lui-même au-devant des Angelo, leur serra la main affectueusement, et, en attendant que le repas fût servi, il les promena dans sa noble résidence, leur montrant et leur expliquant, avec courtoisie et avec autant d’esprit que de sens, les chefs-d’œuvre dont elle était ornée. Pier-Angelo quoique simple ouvrier ornateur (adornatore), avait le goût et l’intelligence du beau dans les arts. Il était sensible à toutes ces merveilles qu’il connaissait déjà, et ses réflexions naïves et profondes animaient la conversation la plus sérieuse au lieu de la faire déroger. Michel fut d’abord un peu gêné devant le marquis ; mais, remarquant bientôt combien le naturel et l’abandon de son père étaient de bon goût et avaient de mérite aux yeux d’un homme de sens comme le marquis, il se sentit plus à l’aise ; enfin, lorsqu’il se trouva devant une table couverte de vermeil, parée et fleurie avec autant de soin que s’il se fût agi de traiter d’illustres convives, il oublia ses préventions, et causa avec autant de charme et d’aisance que s’il eût été le propre fils ou le neveu de la maison.

Une seule chose le tourmenta étrangement pendant ce dîner : c’était la figure et l’attitude qu’il supposait aux valets du marquis ; je dis qu’il supposait, parce qu’il n’osait point lever les yeux sur eux. Il avait mainte fois dîné à la table des riches, lorsqu’il était à Rome, surtout depuis que, son père résidant à Catane, il n’y avait plus eu pour lui de vie de famille qui le retînt dans son intérieur et qui le détournât de rechercher la société des jeunes élégants de la ville. Il ne redoutait donc aucun affront pour lui-même ; mais, comme c’était la première fois qu’il voyait son père invité avec lui, chez un patricien, il souffrait mortellement de l’idée que les laquais pouvaient hausser les épaules et passer brutalement les assiettes à cet honnête vieillard.

Au fait, il pouvait y avoir un sentiment de colère et de dédain chez ces laquais, qui avaient vu tant de fois Pier-Angelo sur son échelle dans ce même palais, et qui l’avaient traité de pair à compagnon.

Néanmoins, soit que le marquis les eût prévenus par quelques mots de bienveillante et honorable explication propre à flatter et à consoler l’amour-propre chatouilleux de cette classe d’hommes, soit que Pier-Angelo fût tellement sympathique à tous ceux qui le connaissaient, que des valets même dérogeassent en sa faveur à leur morgue habituelle, ils le servirent avec beaucoup de déférence. Michel s’en aperçut enfin lorsque son père, se retournant vers un vieux valet de chambre qui remplissait son verre, lui dit avec bonhomie :

« Grand merci, mon vieux camarade, tu me sers en ami. Allons, je te rendrai cela dans l’occasion ! »

Michel rougit et regarda le marquis, qui souriait d’un air satisfait et attendri. Le vieux serviteur souriait aussi à Pier-Angelo d’un air d’intelligence et d’amitié.

Après que le dessert fut enlevé, le marquis fut averti que messire Barbagallo, le majordome de la princesse, l’attendait dans une des salles du palais pour lui montrer un tableau. Ils le trouvèrent en conférence avec Fra-Angelo, dont la sobriété et l’activité ne s’arrangeaient point d’une longue séance à table, et qui leur avait demandé de pouvoir faire un tour de promenade aussitôt après le premier service.

Le marquis s’approcha d’abord seul de Barbagallo pour s’informer s’il n’avait rien de particulier à lui dire de la part de la princesse ; et, quand ils eurent échangé à voix basse quelques paroles qui ne parurent avoir aucune importance, à en juger par leurs physionomies, le marquis revint vers Michel, et, passant son bras sous le sien :

« Vous aurez peut-être quelque plaisir, lui dit-il, à voir mes portraits de famille, qui sont dans une galerie séparée, et que je n’ai pas songé à vous montrer. Ne soyez pas effrayé de cette quantité d’aïeux qui se trouvent rassemblés chez moi. Vous les parcourrez d’un coup d’œil, et je vous arrêterai seulement devant ceux qui sont dus au pinceau de quelque maître. Au reste, c’est une intéressante collection de costumes, bonne à consulter pour un peintre d’histoire. Mais, avant d’y entrer, donnons un regard à celui que maître Barbagallo nous présente, et qu’il vient de déterrer dans les greniers de la villa Palmarosa. Mon cher enfant, ajouta-t-il à voix basse, accordez un salut à ce pauvre majordome, qui se confond en révérences devant vous, honteux, sans doute, de sa conduite envers vous au bal de la princesse. »

Michel remarqua enfin les avances du majordome et y répondit sans rancune. Depuis qu’il était réconcilié avec sa condition et avec lui-même, il se sentait revenu de sa susceptibilité et pensait, comme son père, qu’aucune impertinence ne peut atteindre l’homme qui possède sa propre estime.

« Ce que je présente à Votre Excellence, dit ensuite le majordome au marquis, est un Palmarosa fort endommagé : mais, quoique l’inscription eût presque entièrement disparu, j’ai réussi à la rétablir, et la voici sur un morceau de parchemin.