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LA PETITE FADETTE.

que le père Barbeau emmenait Landry à travers prés et pacages du côté de la Priche. Quand ils furent sur une petite hauteur, d’où l’on ne voit plus les bâtiments de la Cosse aussitôt qu’on se met à la descendre, Landry s’arrêta et se retourna. Le cœur lui enfla, et il s’assit sur la fougère, ne pouvant faire un pas de plus. Son père fit mine de ne point s’en apercevoir et de continuer à marcher. Au bout d’un petit moment, il l’appela bien doucement en lui disant :

— Voilà qu’il fait jour, mon Landry ; dégageons-nous si nous voulons arriver avant le soleil levé.

Landry se releva, et comme il s’était juré de ne point pleurer devant son père, il rentra ses larmes qui lui venaient dans les yeux grosses comme des pois. Il fit comme s’il avait laissé tomber son couteau de sa poche, et il arriva à la Priche sans avoir montré sa peine, qui pourtant n’était pas mince.

IV.

Le père Caillaud, voyant que des deux bessons on lui amenait le plus fort et le plus diligent, fut tout aise de le recevoir. Il savait bien que cela n’avait pas dû se décider sans chagrin, et comme c’était un brave homme et un bon voisin, fort ami du père Barbeau, il fit de son mieux pour flatter et encourager le jeune gars. Il lui fit donner vitement la soupe et un pichet de vin pour lui remettre le cœur, car il était aisé de voir que le chagrin y était. Il le mena ensuite avec lui pour lier les bœufs, et il lui fit compliment de la manière dont il s’y prenait. De fait, Landry n’était pas novice dans cette besogne-là ; car son père avait une jolie paire de bœufs, qu’il avait souvent ajustés et conduits à merveille. Aussitôt que l’enfant vit les grands bœufs du père Caillaud, qui étaient les mieux tenus, les mieux nourris et les plus forts de race de tout le pays, il se sentit chatouillé dans son orgueil d’avoir si belle aumaille au bout de son aiguillon. Et puis il était content de montrer qu’il n’était ni maladroit ni lâche, et qu’on n’avait rien de nouveau à lui apprendre. Son père ne manqua pas de le faire valoir, et quand le moment fut venu de partir pour les champs, tous les enfants du père Caillaud, garçons et filles, grands et petits, vinrent embrasser le besson, et la plus jeune des filles lui attacha une branchée de fleurs avec des rubans à son chapeau, parce que c’était son premier jour de service et comme un jour de fête pour la famille qui le recevait. Avant de le quitter, son père lui fit une admonestation en présence de son nouveau maître, lui commandant de le contenter en toutes choses et d’avoir soin de son bétail comme si c’était son bien propre.

Là-dessus, Landry ayant promis de faire de son mieux, s’en alla au labourage, où il fit bonne contenance et bon office tout le jour, et d’où il revint ayant grand appétit ; car c’était la première fois qu’il travaillait aussi rude, et un peu de fatigue est un souverain remède contre le chagrin.

Mais ce fut plus malaisé à passer pour le pauvre Sylvinet, à la Bessonnière ; car il faut vous dire que la maison et la propriété du père Barbeau, situées au bourg de la Cosse, avaient pris ce nom-là depuis la naissance des deux enfants, et à cause que, peu de temps après, une servante de la maison avait mis au monde une paire de bessonnes qui n’avaient point vécu. Or, comme les paysans sont grands donneurs de sornettes et sobriquets, la maison et la terre avaient reçu le nom de Bessonnière ; et par tout où se montraient Sylvinet et Landry, les enfants ne manquaient pas de crier autour d’eux : — Voilà les bessons de la Bessonnière !

Or donc, il y avait grande tristesse ce jour-là à la Bessonnière du père Barbeau. Sitôt que Sylvinet fut éveillé, et qu’il ne vit point son frère à son côté, il se douta de la vérité, mais il ne pouvait croire que Landry pût être parti comme cela sans lui dire adieu ; et il était fâché contre lui au milieu de sa peine.

— Qu’est-ce que je lui ai donc fait, disait-il à sa mère, et en quoi ai-je pu le mécontenter ? Tout ce qu’il m’a conseillé de faire, je m’y suis toujours rendu ; et quand il m’a recommandé de ne point pleurer devant vous, ma mère mignonne, je me suis retenu de pleurer, tant que la tête m’en sautait. Il m’avait promis de ne pas s’en aller sans me dire encore des paroles pour me donner courage, et sans déjeuner avec moi au bout de la Chenevière, à l’endroit où nous avions coutume d’aller causer et nous amuser tous les deux. Je voulais lui faire son paquet et lui donner mon couteau qui vaut mieux que le sien. Vous lui aviez donc fait son paquet hier soir sans me rien dire, ma mère, et vous saviez donc qu’il voulait s’en aller sans me dire adieu ?

— J’ai fait la volonté de ton père, répondit la mère Barbeau.

Et elle dit tout ce qu’elle put s’imaginer pour le consoler. Il ne voulait entendre à rien ; et ce ne fut que quand il vit qu’elle pleurait aussi, qu’il se mit à l’embrasser, à lui demander pardon d’avoir augmenté sa peine, et à lui promettre de rester avec elle pour la dédommager. Mais aussitôt qu’elle l’eut quitté pour vaquer à la basse-cour et à la lessive, il se prit de courir du côté de la Priche, sans même songer où il allait, mais se laissant emporter par son instinct comme un pigeon qui court après sa pigeonne sans s’embarrasser du chemin.

Il aurait été jusqu’à la Priche s’il n’avait rencontré son père qui en revenait, et qui le prit par la main pour le ramener, en lui disant : — Nous irons ce soir, mais il ne faut pas détemcer ton frère pendant qu’il travaille, ça ne contenterait pas son maître ; d’ailleurs la femme de chez nous est dans la peine, et je compte que c’est toi qui la consoleras.

V.

Sylvinet revint se pendre aux jupons de sa mère comme un petit enfant, et ne la quitta point de la journée, lui parlant toujours de Landry et ne pouvant pas se défendre de penser à lui, en passant par tous les endroits et recoins où ils avaient eu coutume de passer ensemble. Le soir il alla à la Priche avec son père, qui voulut l’accompagner. Sylvinet était comme fou d’aller embrasser son besson, et il n’avait pas pu souper, tant il avait de hâte de partir. Il comptait que Landry viendrait au-devant de lui, et il s’imaginait toujours le voir accourir. Mais Landry, quoiqu’il en eût bonne envie, ne bougea point. Il craignit d’être moqué par les jeunes gens et les gars de la Priche pour cette amitié bessonnière qui passait pour une sorte de maladie, si bien que Sylvinet le trouva à table, buvant et mangeant comme s’il eût été toute sa vie avec la famille Caillaud.

Aussitôt que Landry le vit entrer, pourtant, le cœur lui sauta de joie, et s’il ne se fût pas contenu, il aurait fait tomber la table et le banc pour l’embrasser plus vite. Mais il n’osa, parce que ses maîtres le regardaient curieusement, se faisant un amusement de voir dans cette amitié une chose nouvelle et un phénomène de nature, comme disait le maître d’école de l’endroit.

Aussi, quand Sylvinet vint se jeter sur lui, l’embrasser tout en pleurant, et se serrer contre lui comme un oiseau se poussant dans le nid contre son frère pour se réchaulfer, Landry fut fâché à cause des autres, tandis qu’il ne pouvait pourtant pas s’empêcher d’être content pour son compte ; mais il voulait avoir l’air plus raisonnable que son frère, et il lui fit de temps en temps signe de s’observer, ce qui étonna et fâcha grandement Sylvinet. Là-dessus, le père Barbeau s’étant mis à causer et à boire un coup ou deux avec le père Caillaud, les deux bessons sortirent ensemble, Landry voulant bien aimer et caresser son frère comme en secret. Mais les autres gars les observèrent de loin ; et mêmement la petite Solange, la plus jeune des filles du père Caillaud, qui était maligne et curieuse comme un vrai linot, les suivit à petits pas jusque dans la coudrière, riant d’un air penaud quand ils faisaient attention à elle, mais n’en démordant point, parce qu’elle s’imaginait toujours qu’elle allait voir quelque chose de singulier, et ne sachant pourtant pas ce qu’il