Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
LA PETITE FADETTE.

plus qu’une pauvre pierre, et voilà l’orage qui vient. Il y aura des arbres dans la rivière encore cette nuit, et la rivière emportera Sylvinet si loin, si loin, que jamais plus tu ne le retrouveras.

Toutes ces mauvaises paroles, que Landry écoutait quasi malgré lui, lui firent passer la sueur froide par tout le corps. Il n’y croyait pas absolument, mais enfin la famille Fadet était réputée avoir tel entendement avec le diable, qu’on ne pouvait pas être bien assuré qu’il n’en fût rien.

— Allons, Fanchon, dit Landry en s’arrêtant, veux-tu, oui ou non, me laisser tranquille, ou me dire si, de vrai, tu sais quelque chose de mon frère ?

— Et qu’est-ce que tu me donneras si, avant que la pluie ait commencé de tomber, je te le fais retrouver ? dit la Fadette en se dressant debout sur la barre du sautoir, et en remuant les bras comme si elle voulait s’envoler.

Landry ne savait pas ce qu’il pouvait lui promettre, et il commençait à croire qu’elle voulait l’affiner pour lui tirer quelque argent. Mais le vent qui soufflait dans les arbres et le tonnerre qui commençait à gronder lui mettaient dans le sang comme une fièvre de peur. Ce n’est pas qu’il craignit l’orage, mais, de fait, cet orage-là était venu tout d’un coup et d’une manière qui ne lui paraissait pas naturelle. Possible est que, dans son tourment, Landry ne l’eût pas vu monter derrière les arbres de la rivière, d’autant plus que se tenant depuis deux heures dans le fond du Val, il n’avait pu voir le ciel que dans le moment où il avait gagné le haut. Mais, en fait, il ne s’était avisé de l’orage qu’au moment où la petite Fadette le lui avait annoncé ; et, tout aussitôt, son jupon s’était enflé ; ses vilains cheveux noirs sortant de sa coiffe, qu’elle avait toujours mal attachée, et quintant sur une oreille, s’étaient dressés comme des crins ; le sauteriot avait eu sa casquette emportée par un grand coup de vent, et c’était à grand’peine que Landry avait pu empêcher son chapeau de s’envoler aussi.

Et puis le ciel, en deux minutes, était devenu tout noir, et la Fadelte, debout sur la barre, lui paraissait deux fois plus grande qu’à l’ordinaire ; enfin Landry avait peur, il faut bien le confesser.

— Fanchon, lui dit-il, je me rends à toi, si tu me rends mon frère. Tu l’as peut-être vu ; tu sais peut-être bien où il est. Sois bonne fille. Je ne sais pas quel amusement tu peux trouver dans ma peine. Montre-moi ton bon cœur, et je croirai que tu vaux mieux que ton air et tes paroles.

— Et pourquoi serais-je bonne fille pour toi ? reprit-elle, quand tu me traites de méchante sans que je t’aie jamais fait de mal ! Pourquoi aurais-je bon cœur pour deux bessons qui sont fiers comme deux coqs, et qui ne m’ont jamais montré la plus petite amitié ?

— Allons, Fadette, reprit Landry, tu veux que je te promette quelque chose ; dis-moi vite de quoi tu as envie, et je te le donnerai. Veux-tu mon couteau neuf ?

— Fais-le voir, dit la Fadette en sautant comme une grenouille à côté de lui.

Et quand elle eut vu le couteau, qui n’était pas vilain et que le parrain de Landry avait payé dix sous à la dernière foire, elle en fut tentée un moment ; mais bientôt, trouvant que c’était trop peu, elle lui demanda s’il lui donnerait bien plutôt sa petite poule blanche, qui n’était pas plus grosse qu’un pigeon, et qui avait des plumes jusqu’au bout des doigts.

— Je ne peux pas te promettre ma poule blanche, parce qu’elle est à ma mère, répondit Landry ; mais je te promets de la demander pour toi, et je répondrais que ma mère ne la refusera pas, parce qu’elle sera si contente de revoir Sylvinet, que rien ne lui coûtera pour te récompenser.

— Oui dà ! reprit la petite Fadette, et si j’avais envie de votre chebril à nez noir, la mère Barbeau me le donnerait-elle aussi ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que tu es donc longue à te dérider, Fanchon ! Tiens, il n’y a qu’un mot qui serve : si mon frère est dans le danger et que tu me conduises tout de suite auprès de lui, il n’y a pas à notre logis de poule ni de poulette, de chèvre ni de chevrillon que mon père et ma mère, j’en suis très-certain, ne voulussent te donner en remerciment.

— Eh bien ! nous verrons ça, Landry, dit la petite Fadette en tendant sa petite main sèche au besson, pour qu’il y mit la sienne en signe d’accord, ce qu’il ne fit pas sans trembler un peu, car, dans ce moment-là, elle avait des yeux si ardents qu’on eût dit le lutin en personne. Je ne te dirai pas à présent ce que je veux de toi, je ne le sais peut-être pas encore : mais souviens-toi bien de ce que tu me promets à cette heure, et si tu y manques, je ferai savoir à tout le monde qu’il n’y a pas de fiance à avoir dans la parole du besson Landry. Je te dis adieu ici, et n’oublie point que je ne te réclamerai rien jusqu’au jour où je me serai décidée à t’aller trouver pour te requérir d’une chose qui sera à mon commandement et que tu feras sans retard ni regret.

— À la bonne heure ! Fadette, c’est promis, c’est signé, dit Landry en lui tapant dans la main.

— Allons ! dit-elle d’un air tout fier et tout content, retourne de ce pas au bord de la rivière ; descends-la jusqu’à ce que tu entendes bêler ; et où tu verras un agneau bureau, tu verras aussitôt ton frère : si cela n’arrive pas comme je te le dis, je te tiens quitte de ta parole.

Là-dessus le grelet, prenant le sauteriot sous son bras, sans faire attention que la chose ne lui plaisait guère et qu’il se démenait comme une anguille, sauta tout au milieu des buissons, et Landry ne les vit et ne les entendit non plus que s’il avait rêvé. Il ne perdit point de temps à se demander si la petite Fadette s’était moquée de lui. Il courut d’une haleine jusqu’au bas de la Joncière ; il la suivit jusqu’à la coupure, et là, il allait passer outre sans y descendre, parce qu’il avait assez questionné l’endroit pour être assuré que Sylvinet n’y était point ; mais, comme il allait s’en éloigner, il entendit bêler un agneau.

— Dieu de mon âme, pensa-t-il, cette fille m’a annoncé la chose ; j’entends l’agneau, mon frère est là. Mais s’il est mort ou vivant, je ne peux le savoir.

Et il sauta dans la coupure et entra dans les broussailles. Son frère n’y était point ; mais, en suivant le fil de l’eau, à dix pas de là, et toujours entendant l’agneau bêler, Landry vit sur l’autre rive son frère assis, avec un petit agneau qu’il tenait dans sa blouse, et qui, pour le vrai, était bureau de couleur depuis le bout du nez jusqu’au bout de la queue.

Comme Sylvinet était bien vivant et ne paraissait gâté ni déchiré dans sa figure et dans son habillement, Landry fut si aise qu’il commença par remercier le bon Dieu dans son cœur, sans songer à lui demander pardon d’avoir eu recours à la science du diable pour avoir ce bonheur-là. Mais, au moment où il allait appeler Sylvinet, qui ne le voyait pas encore, et ne faisait pas mine de l’entendre, à cause du bruit de l’eau qui grouillait fort sur les cailloux en cet endroit, il s’arrêta à le regarder ; car il était étonné de le trouver comme la petite Fadette le lui avait prédit, tout au milieu des arbres que le vent tourmentait furieusement, et ne bougeant non plus qu’une pierre.

Chacun sait pourtant qu’il y a danger à rester au bord de notre rivière quand le grand vent se lève. Toutes les rives sont minées en dessous, et il n’est point d’orage qui, dans la quantité, ne déracine quelques-uns de ces vergnes qui sont toujours courts en racines, à moins qu’ils ne soient très-gros et très-vieux, et qui vous tomberaient fort bien sur le corps sans vous avertir. Mais Sylvinet, qui n’était pourtant ni plus simple ni plus fou qu’un autre, ne paraissait pas tenir compte du danger. Il n’y pensait pas plus que s’il se fût trouvé à l’abri dans une bonne grange, fatigué de courir tout le jour et de vaguer à l’aventure, si, par bonheur, il ne s’était pas noyé dans la rivière, on pouvait toujours bien dire qu’il s’était noyé dans son chagrin et dans son dépit, au point de rester là comme une souche, les yeux fixés sur le courant de l’eau, la figure aussi pâle qu’une fleur du nape[1], la bouche à demi ouverte comme un petit poisson qui bâille au soleil, les che-

  1. Napée, Nympæa, Nénuphar.