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LA PETITE FADETTE.

passer la chose ; elle en reviendra d’elle-même si elle veut ; et si elle n’en revient pas, je crois bien que je n’en mourrai point.

— Je sais mieux ce que tu penses là-dessus que toi-même, Landry, reprit la petite Fadette. Je te crois quand tu me dis que tu n’as jamais fait connaître ton amitié à la Madelon par des paroles : mais il faudrait qu’elle fut bien simple pour ne l’avoir pas connue dans tes yeux, aujourd’hui surtout. Puisque j’ai été cause de votre fâcherie, il faut que je sois cause de votre contentement, et c’est la bonne occasion de faire comprendre à la Madelon que tu l’aimes. C’est à moi de le faire et je le ferai si finement, et si à propos, qu’elle ne pourra point t’accuser de m’y avoir provoquée. Fie-toi, Landry, à la petite Fadette, au pauvre vilain grelet, qui n’a point le dedans aussi laid que le dehors ; et pardonne-lui de t’avoir tourmenté, car il en résultera pour toi un grand bien. Tu connaîtras que s’il est doux d’avoir l’amour d’une belle, il est utile d’avoir l’amitié d’une laide ; car les laides ont du désintéressement et rien ne leur donne dépit ni rancune.

— Que tu sois belle ou laide, Fanchon, dit Landry en lui prenant la main, je crois comprendre déjà que ton amitié est une très-bonne chose, et si bonne, que l’amour en est peut-être une mauvaise en comparaison. Tu as beaucoup de bonté, je le connais à présent ; car je t’ai fait un grand affront auquel tu n’as pas voulu prendre garde aujourd’hui, et quand tu dis que je me suis bien conduit avec toi, je trouve, moi, que j’ai agi fort malhonnêtement.

— Comment donc ça, Landry ? Je ne sais pas en quoi…

— C’est que je ne t’ai pas embrassée une seule fois à la danse, Fanchon, et pourtant c’était mon devoir et mon droit, puisque c’est la coutume. Je t’ai traitée comme on fait des petites filles de dix ans, qu’on ne se baisse pas pour embrasser, et pourtant tu es quasiment de mon âge ; il n’y a pas plus d’un an de différence. Je t’ai donc fait une injure, et si tu n’étais pas si bonne fille, tu t’en serais bien aperçue.

— Je n’y ai pas seulement pensé, dit la petite Fadette ; et elle se leva, car elle sentait qu’elle mentait, et elle ne voulait pas le faire paraître. Tiens, dit-elle en se forçant pour être gaie ; écoute comme les grelels chantent dans les blés en chaume ; ils m’appellent par mon nom, et la chouette est là-bas qui me crie l’heure que les étoiles marquent dans le cadran du ciel.

— Je l’entends bien aussi, et il faut que je rentre à la Priche ; mais avant que je te dise adieu, Fadette, est-ce que tu ne veux pas me pardonner ?

— Mais je ne t’en veux pas, Landry, et je n’ai pas de pardon à te faire.

— Si fait, dit Landry, qui était tout agité d’un je ne sais quoi, depuis qu’elle lui avait parlé d’amour et d’amitié, d’une voix si douce que celle des bouvreuils qui gazouillaient en dormant dans les buissons paraissait dure auprès. Si fait, tu me dois un pardon, c’est de me dire qu’il faut à présent que je t’embrasse pour réparer de l’avoir omis dans le jour.

La petite Fadette trembla un peu : puis, tout aussitôt, reprenant sa bonne humeur :

— Tu veux, Landry, que je te fasse expier ton tort par une punition. Eh bien, je t’en tiens quitte, mon garçon. C’est bien assez d’avoir fait danser la laide, ce serait trop de vertu que de vouloir l’embrasser.

— Tiens, ne dis pas ça, s’exclama Landry en lui prenant la main et le bras tout ensemble ; je crois que ça ne peut être une punition de t’embrasser… à moins que si la chose ne te chagrine et ne te répugne, venant de moi…

Et quand il eut dit cela, il fit un tel souhait d’embrasser la petite Fadette, qu’il tremblait de peur qu’elle n’y consentit point.

— Écoute, Landry, lui dit-elle de sa voix douce et flatteuse, si j’étais belle, je te dirais que ce n’est le lieu ni l’heure de s’embrasser comme en cachette. Si j’étais coquette, je penserais, au contraire, que c’est l’heure et le lieu, parce que la nuit cache ma laideur, et qu’il n’y a ici personne pour te faire honte de ta fantaisie. Mais, comme je ne suis ni coquette ni belle, voilà ce que je te dis : Serre-moi la main en signe d’honnête amitié, et je serai contente d’avoir ton amitié, moi qui n’en ai jamais eu et qui n’en souhaiterai jamais d’autre.

— Oui, dit Landry, je serre ta main de tout mon cœur, entends-tu, Fadette ? Mais la plus honnête amitié, et c’est celle que j’ai pour toi, n’empêche point qu’on s’embrasse ? Si tu me dénies cette preuve-là, je croirai que tu as encore quelque chose contre moi.

Et il tenta de l’embrasser par surprise ; mais elle y fit résistance, et, comme il s’y obstinait, elle se mit à pleurer en disant :

— Laisse-moi, Landry, tu me fais beaucoup de peine. Landry s’arrêta tout étonné, et si chagriné de la voir encore dans les larmes, qu’il en eut comme du dépit.

— Je vois bien, lui dit-il, que tu ne dis pas la vérité en me disant que mon amitié est la seule que tu veuilles avoir. Tu en as une plus forte qui te défend de m’embrasser.

— Non, Landry, répondit-elle en sanglotant ; mais j’ai peur que, pour m’avoir embrassée la nuit, sans me voir, vous ne me haïssiez quand vous me reverrez au jour.

— Est-ce que je ne t’ai jamais vue ? dit Landry impatienté ; est-ce que je ne te vois pas à présent ? Tiens, viens un peu à la lune, je te vois bien, et je ne sais pas si tu es laide, mais j’aime ta figure, puisque je t’aime, voilà tout.

Et puis il l’embrassa, d’abord tout en tremblant, et puis, il y revint avec tant de goût qu’elle en eut peur, et lui dit en le repoussant :

— Assez ! Landry, assez ! on dirait que tu m’embrasses de colère ou que tu penses à Madelon. Apaise-toi, je lui parlerai demain, et demain tu l’embrasseras avec plus de joie que je ne peux t’en donner.

Là-dessus, elle sortit vitement des abords de la carrière, et partit de son pied léger.

Landry était comme affolé, et il eut envie de courir après elle. Il s’y reprit à trois fois avant de se décider à redescendre du côté de la rivière. Enfin, sentant que le diable était après lui, il se mit à courir aussi et ne s’arrêta qu’à la Priche.

Le lendemain, quand il alla voir ses bœufs au petit jour, tout en les affenant et les câlinant, il pensait en lui-même à cette causerie d’une grande heure qu’il avait eue dans la carrière du Chaumois avec la petite Fadette, et qui lui avait paru comme un instant. Il avait encore la tête alourdie par le sommeil et par la fatigue d’esprit d’une journée si différente de celle qu’il aurait dû passer. Et il se sentait tout troublé et comme épeuré de ce qu’il avait senti pour cette fille, qui lui revenait devant les yeux, laide et de mauvaise tenue, comme il l’avait toujours connue. Il s’imaginait par moment avoir rêvé le souhait qu’il avait fait de l’embrasser, et le contentement qu’il avait eu de la serrer contre son cœur, comme s’il avait senti un grand amour pour elle, comme si elle lui avait paru tout d’un coup plus belle et plus aimable que pas une fille sur terre.

— Il faut qu’elle soit charmeuse comme on le dit, bien qu’elle s’en défende, pensait-il, car pour sûr elle m’a ensorcelé hier soir, et jamais, dans toute ma vie, je n’ai senti pour père, mère, sœur ou frère, non pas certes pour la belle Madelon, et non pas même pour mon cher besson Sylvinet, un élan d’amitié pareil à celui que, pendant deux ou trois minutes, cette diablesse m’a causé. S’il avait pu voir ce que j’avais dans le cœur, mon pauvre Sylvinet, c’est du coup qu’il aurait été mangé par la jalousie. Car l’attache que j’avais pour Madelon ne faisait point de tort à mon frère, au lieu que si je devais rester seulement tout un jour affolé et enflambé comme je l’ai été pour un moment à côté de cette Fadette, j’en deviendrais insensé et je ne connaîtrais plus qu’elle dans le monde.

Et Landry se sentait comme étouffé de honte, de fatigue et d’impatience. Il s’asseyait sur la crèche de ses bœufs, et avait peur que la charmeuse ne lui eût ôté le courage, la raison et la santé.

Mais, quand le jour fut un peu grand et que les laboureurs de la Priche furent levés, ils se mirent à le plaisanter sur sa danse avec le vilain grelet, et ils la firent si