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VALENTINE.

tien ; Louise y avait trouvé de nouveaux sujets de douleur, et Valentine, en apercevant l’air contraint de sa sœur, n’en avait pas obtenu le résultat qu’elle en attendait, lorsque Bénédict rentra en fredonnant au loin la cavatine Di piacer mi balza il cor. Valentine tressaillit en reconnaissant sa voix ; mais la présence de Louise lui causa un embarras qu’elle ne put s’expliquer, et ce fut avec d’hypocrites efforts qu’elle attendit d’un air d’indifférence l’arrivée de Bénédict.

Bénédict entra dans la salle, dont les volets étaient fermés. Le passage subit du grand soleil à l’obscurité de cette pièce l’empêcha de distinguer les deux femmes. Il suspendit son fusil à la muraille en chantant toujours, et Valentine, silencieuse, le cœur ému, le sourire sur les lèvres, suivait tous ses mouvements, lorsqu’il l’aperçut, au moment où il passait tout près d’elle, et laissa échapper un cri de surprise et de joie. Ce cri, parti du plus profond de ses entrailles, exprimait plus de passion et de transport que toutes les lettres de M. de Lansac étalées sur la lable. L’instinct du cœur ne pouvait guère abuser Valentine à cet égard, et la pauvre Louise comprit que son rôle était déplorable.

De ce moment, Valentine oublia et M. de Lansac, et la correspondance, et ses doutes, et ses remords ; elle ne sentit plus que ce bonheur impérieux qui étouffe tout autre sentiment en présence de l’être que l’on aime. Elle et Bénédict le savourèrent avec égoïsme en présence de cette triste Louise, dont la situation fausse était si pénible entre eux deux.

L’absence de la comtesse de Raimbault s’étant prolongée de plusieurs jours au delà du terme qu’elle avait prévu, Valentine revint plusieurs fois à la ferme. Madame Lhéry et sa fille étaient toujours absentes, et Bénédict, couché dans le sentier par où devait arriver Valentine, y passait des heures de délices à l’attendre dans le feuillage de la haie. Il la voyait souvent passer sans oser se montrer, de peur de se trahir par trop d’empressement ; mais dès qu’elle était entrée à la ferme, il s’élançait sur ses traces, et, au grand déplaisir de Louise, il ne les quittait plus de la journée. Louise ne pouvait s’en plaindre ; car Bénédict avait la délicatesse de comprendre le besoin qu’elles pouvaient avoir de s’entretenir ensemble, et, tout en feignant de battre les buissons avec son fusil, il les suivait à une distance respectueuse ; mais il ne les perdait jamais de vue. Regarder Valentine, s’enivrer du charme indicible répandu autour d’elle, cueillir avec amour les fleurs que sa robe venait d’effleurer, suivre dévotement la trace d’herbe couchée qu’elle laissait derrière elle, puis remarquer avec joie qu’elle tournait souvent la tête pour voir s’il était là ; saisir, deviner parfois son regard à travers les détours d’un sentier ; se sentir appelé par une attraction magique lorsqu’elle l’appelait effectivement dans son cœur ; obéir à toutes ces impressions subtiles, mystérieuses, invincibles, qui composent l’amour, c’était là pour Bénédict autant de joies pures et fraîches que vous ne trouverez point trop puériles si vous vous souvenez d’avoir eu vingt ans.

Louise ne pouvait lui adresser de reproches ; car il lui avait juré de ne jamais chercher à voir Valentine seule un instant, et il tenait religieusement sa parole. Il n’y avait donc à cette vie aucun danger apparent ; mais chaque jour le trait s’enfonçait plus avant dans ces âmes sans expérience, chaque jour endormait la prévoyance de l’avenir. Ces rapides instants, jetés comme un rêve dans leur existence, composaient déjà pour eux toute une vie qui leur semblait devoir durer toujours. Valentine avait pris le parti de ne plus penser du tout à M. de Lansac, et Bénédict se disait qu’un tel bonheur ne pouvait pas être balayé par un souffle.

Louise était bien malheureuse. En voyant de quel amour Bénédict était capable, elle apprenait à connaître ce jeune homme qu’elle avait cru jusque-là plus ardent que sensible. Cette puissance d’amour, qu’elle découvrait en lui, le lui rendait plus cher ; elle mesurait l’étendue d’un sacrifice qu’elle n’avait pas compris en l’accomplissant, et pleurait en secret la perte d’un bonheur qu’elle eût pu goûter plus innocemment que Valentine. Cette pauvre Louise, dont l’âme était passionnée, mais qui avait appris à se vaincre en subissant les funestes conséquences de la passion, luttait maintenant contre des sentiments âpres et douloureux. Malgré elle, une dévorante jalousie lui rendait insupportable le bonheur pur de Valentine. Elle ne pouvait se défendre de déplorer le jour où elle l’avait retrouvée, et déjà cette amitié romanesque et sublime avait perdu tout son charme ; elle était déjà, comme la plupart des sentiments humains, dépouillée d’héroïsme et de poésie. Louise se surprenait parfois à regretter le temps où elle n’avait aucun espoir de retrouver sa sœur. Et puis elle avait horreur d’elle-même, et priait Dieu de la soustraire à ces ignobles sentiments. Elle se représentait la douceur, la pureté, la tendresse de Valentine, et se prosternait devant cette image comme devant celle d’une sainte qu’elle priait d’opérer sa réconciliation avec le ciel. Par instants elle formait l’enthousiaste et téméraire projet de l’éclairer franchement sur le peu de mérite réel de M. de Lansac, de l’exhorter à rompre ouvertement avec sa mère, à suivre son penchant pour Bénédict, et à se créer, au sein de l’obscurité, une vie d’amour, de courage et de liberté. Mais ce dessein, dont le dévouement n’était peut-être pas au-dessus de ses forces, s’évanouissait bientôt à l’examen de la raison. Entraîner sa sœur dans l’abîme où elle s’était précipitée, lui ravir la considération qu’elle-même avait perdue, pour l’attirer dans les mêmes malheurs, la sacrifier à la contagion de son exemple, c’était de quoi faire reculer le désintéressement le plus hardi. Alors Louise persistait dans le plan qui lui avait paru le plus sage : c’était de ne point éclairer Valentine sur le compte de son fiancé, et de lui cacher soigneusement les confidences de Bénédict. Mais quoique cette conduite fût la meilleure possible, à ce qu’elle pensait, elle n’était pas sans remords d’avoir attiré Valentine dans de semblables dangers, et de n’avoir pas la force de l’y soustraire tout à coup en quittant le pays.

Mais voilà ce qu’elle ne se sentait pas l’énergie d’accomplir. Bénédict lui avait fait jurer qu’elle resterait jusqu’à l’époque du mariage de Valentine. Après cela, Bénédict ne se demandait pas ce qu’il deviendrait ; mais il voulait être heureux jusque-là ; il le voulait avec cette force d’égoïsme que donne un amour sans espérance. Il avait menacé Louise de faire mille folies si elle le poussait au désespoir, tandis qu’il jurait de lui être aveuglément soumis si elle lui laissait encore ces deux ou trois jours de vie. Il l’avait même menacée de sa haine et de sa colère ; ses larmes, ses emportements, son obstination, avaient eu tant d’empire sur Louise, dont le caractère était d’ailleurs faible et irrésolu, qu’elle s’était soumise à cette volonté supérieure à la sienne, peut-être aussi puisait-elle sa faiblesse dans l’amour qu’elle nourrissait en secret pour lui ; peut-être se flattait-elle de ranimer le sien, à force de dévouement et de générosité, lorsque le mariage de Valentine aurait ruiné pour lui toute espérance.

Le retour de madame de Raimbault vint enfin mettre un terme à cette dangereuse intimité ; alors Valentine cessa de venir à la ferme, et Bénédict tomba du ciel en terre.

Comme il avait vanté à Louise le courage qu’il aurait dans l’occasion, il supporta d’abord assez bien en apparence cette rude épreuve. Il ne voulait point avouer combien il s’était abusé lui-même sur l’état de ses forces. Il se contenta pendant les premiers jours d’errer autour du château sous différents prétextes, heureux quand il avait aperçu de loin Valentine au fond de son jardin ; puis il pénétra la nuit dans le parc pour voir briller la lampe qui éclairait son appartement. Une fois, Valentine s’étant hasardée à aller voir lever le soleil au bout de la prairie, à l’endroit où elle avait reçu le premier rendez-vous de Louise, elle trouva Bénédict assis à cette même place où elle s’était assise ; mais dès qu’il l’aperçut, il s’enfuit en feignant de ne pas la voir, car il ne se sentait pas la force de lui parler sans trahir ses agitations.

Une autre fois, comme elle errait dans le parc à l’entrée de la nuit, elle entendit à plusieurs reprises le feuillage s’agiter autour d’elle, et quand elle se fut éloignée