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VALENTINE.

rire plein d’une fade tendresse ; en attendant, je m’arrangerai de celui que vous m’assignez.

Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa cette main dans l’autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule. Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d’abord toutes les angoisses de son âme. Elle s’enferma dans sa chambre, et le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu’elle y avait passée avec Bénédict lui revenant à l’esprit, elle se leva et marcha dans l’appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles que l’image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures, ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux s’arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu’elle ne pouvait préciser, mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d’arbre lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s’approcher ; elle reconnut Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes, elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger auquel il s’exposait. Mais Bénédict, au lieu d’en être effrayé, ressentit une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement. Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l’agitation fébrile du voyage empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau qui le cachait à Bénédict.

Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.

— Eh bien ! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à votre épouse ?

— Comme vous y allez, mon cher ? Eh ! donnez-moi le temps de respirer.

— Je ne l’ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit jours ; vous savez que je ne puis différer davantage.

— Eh ! patience ! dit le comte avec humeur.

— Patience ? reprit le créancier d’une voix sombre ; il y a dix ans, Monsieur, que je prends patience ; et je vous déclare que ma patience est à bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans que vous…

— Mais que diable craignez-vous ? Cette terre vaut cinq cent mille francs, et n’est grevée d’aucune autre hypothéque.

— Je ne dis pas que j’aie rien à risquer, répondit l’intraitable créancier ; mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j’espère que vous ne ferez pas encore cette fois comme les autres.

— Dieu m’en préserve ! j’ai fait cet horrible voyage exprès pour me débarrasser à tout jamais de vous… de votre créance, je veux dire, et il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez satisfait.

— Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l’autre du même ton rude et persévérant ; votre famille… c’est-à-dire votre épouse, peut faire avorter tous vos projets ; elle peut refuser de signer…

— Elle ne refusera pas…

— Hein ! vous direz peut-être que je vais trop loin ; mais moi, après tout, j’ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m’a semblé que vous n’êtes pas aussi enchantés du vous revoir que vous me l’aviez fait entendre.

— Comment ! dit le comte pâlissant de colère à l’insolence de cet homme.

— Non, non ! reprit tranquillement l’usurier. Madame la comtesse a eu l’air médiocrement flattée. Je m’y connais, moi…

— Monsieur ! dit le comte d’un ton memaçant.

— Monsieur ! dit l’usurier d’un ton plus haut encore et fixant sur son débiteur ses petits yeux de sanglier ; écoutez, il faut de la franchise en affaires, et vous n’en avez point mis dans celle-ci… Écoutez, écoutez ! Il ne s’agit pas de s’emporter. Je n’ignore pas que d’un mot madame de Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance ; et qu’est-ce que je tirerai de vous après ? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait vous y nourrir ; et il n’est pas sûr qu’au train dont va l’affection de votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt…

— Mais enfin, Monsieur, s’écria le comte outré, que voulez-vous dire ? sur quoi fondez vous…

— Je veux dire que j’ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de l’argent, qu’est-ce qu’on n’a pas ? Eh bien, quand j’ai fait une absence de quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre, ma femme, je veux dire mon épouse, n’occupe pas le premier étage tandis que j’occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu’ici, Monsieur… Je sais bien que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu’ils vivent à part de leurs femmes ; mais mordieu ! Monsieur, il y a deux ans que vous êtes séparé de la vôtre…

Le comte froissait avec fureur une branche qu’il avait ramassée pour se donner une contenance.

— Monsieur, brisons là ! dit-il étouffant de colère. Vous n’avez pas le droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point ; demain vous aurez la garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez été trop loin.

Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp ; il était endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur que des coups de canne : c’était la banqueroute de ses débiteurs.

La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs, les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre abattu ; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière. Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait presque déjà l’inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire un témoignage de méfiance et l’intention de résilier le bail. Ils ne demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament deux cent mille francs à sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme Blutty. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail, et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties s’entendraient à cet égard.

Valentine avait cherché vainement une occasion d’entretenir son mari et de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp d’examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit, craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé. M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s’entretenir avec elle sur un ton d’amitié et d’aisance parfaite.

Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait entouré sa réserve vint frapper l’attention de M. de Lansac.

— Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division ? lui dit-il d’un ton très-naturel. On dirait d’une remise pour le gibier. Vous livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse ?

Valentine expliqua, en s’efforçant de prendre un ton dégagé, qu’elle avait établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu’elle y venait jouir d’une plus libre solitude pour travailler.

— Eh ! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux exige donc de semblables précautions Eh ! quoi ! des palissades, des grilles, des massifs impénétrables ! mais vous avez fait du pavillon un palais de fées, j’imagine ! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère ! Vous la dédaignez, vous ! C’est le secret du cloître ; c’est le mystère qu’il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la