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FRANÇOIS LE CHAMPI.

core établie, était en réputation pour sa charité et sa bonne conduite.

Ces gens-là virent bien d’ailleurs que, malgré l’accident, ils avaient fait, au regard du champi, une bonne trouvaille.

Il était si solide et si bien corporé, qu’il se sauva de la maladie plus vite qu’un autre, et mêmement il se mit à travailler avant d’être guéri, ce qui ne le fit point rechuter. Sa conscience le tourmentait pour réparer le temps perdu et récompenser ses maîtres de leur douceur. Pendant plus de deux mois pourtant, il se ressentit de son mal, et, en commençant à travailler les matins, il avait le corps étourdi comme s’il fût tombé de la faîtière d’une maison. Mais peu à peu il s’échauffait, et il n’avait garde de dire le mal qu’il avait à s’y mettre. On fut bientôt si content de lui, qu’on lui confia la gouverne de bien des choses qui étaient au-dessus de son emploi. On se trouvait bien de ce qu’il savait lire et écrire, et on lui fit tenir des comptes, chose qu’on n’avait pu faire encore, et qui avait souvent mis du trouble dans les affaires du moulin. Enfin il fut aussi bien que possible dans son malheur ; et comme, par prudence, il ne s’était point vanté d’être champi, personne ne lui reprocha son origine.

Mais ni les bons traitements, ni l’occupation, ni la maladie ne pouvaient lui faire oublier Madeleine et ce cher moulin du Cormouer, et son petit Jeannie, et le cimetière où gisait la Zabelle. Son cœur était toujours loin de lui, et le dimanche, il ne faisait autre chose que d’y songer, ce qui ne le reposait guère des fatigues de la semaine. Il était si éloigné de son endroit, étant à plus de six lieues de pays, qu’il n’en avait jamais de nouvelles. Il pensa d’abord s’y accoutumer, mais l’inquiétude lui mangeait le sang, et il s’inventa des moyens pour savoir au moins deux fois l’an comment vivait Madeleine : il allait dans les foires, cherchant de l’œil quelqu’un de connaissance de son ancien endroit, et quand il l’avait trouvé, il s’enquérait de tout le monde qu’il avait connu, commençant, par prudence, par ceux dont il se souciait le moins, pour arriver à Madeleine qui l’intéressait le plus, et, de cette manière, il eut quelque nouvelle d’elle et de sa famille.

— Mais voilà qu’il se fait tard, messieurs mes amis, et je m’endors sur mon histoire. À demain ; si vous voulez, je vous dirai le reste. Bonsoir la compagnie.

Le chanvreur alla se coucher, et le métayer, allumant sa lanterne, reconduisit la mère Monique au presbytère, car c’était une femme d’âge qui ne voyait pas bien clair à se conduire.

XII.

Au lendemain, nous nous retrouvâmes tous à la ferme, et le chanvreur reprit ainsi son récit :

— Il y avait environ trois ans que François demeurait au pays d’Aigurande, du côté de Villechiron, dans un beau moulin qui s’appelle Haut-Champault, ou Bas-Champault, ou Frechampault, car dans ce pays-là, comme dans le nôtre, Champault est un nom répandu. J’ai été par deux fois dans ces endroits-là, et c’est un beau et bon pays. Le monde de campagne y est plus riche, mieux logé, mieux habillé ; on y fait plus de commerce, et quoique la terre y soit plus maigre, elle rapporte davantage. Le terrain y est pourtant mieux cabossé. Les rocs y percent et les rivières y ravinent fort. Mais c’est joli et plaisant tout de même. Les arbres y sont beaux à merveille, et les deux Creuses roulent là-dedans à grands ramages, claires comme eau du roche.

Les moulins y sont de plus de conséquence que chez nous, et celui où résidait François était des plus forts et des meilleurs. Un jour d’hiver, son maître, qui s’appelait Jean Vertaud, lui dit :

— François, mon serviteur et mon ami, J’ai un petit discours à te faire, et je te prie de me donner ton attention :

Il y a déjà un peu de temps que nous nous connaissons, toi et moi, et si j’ai beaucoup gagné dans mes affaires, si mon moulin a prospéré, si j’ai emporté la préférence sur tous mes confrères, si, parfin, j’ai pu augmenter mon avoir, je ne me cache pas que c’est à toi que j’en ai l’obligation. Tu m’as servi, non pas comme un domestique, mais comme un ami et un parent. Tu t’es donné à mes intérêts comme si c’étaient les tiens. Tu as régi mon bien comme jamais je n’aurais su le faire, et tu as en tout montré que tu avais plus de connaissance et d’entendement que moi. Le bon Dieu ne m’a pas fait soupçonneux, et j’aurais été toujours trompé si tu n’avais contrôlé toutes gens et toutes choses autour de moi. Les personnes qui faisaient abus de ma bonté ont un peu crié, et tu as voulu hardiment en porter l’endosse, ce qui t’a exposé, plus d’une fois, à des dangers dont tu es toujours sorti par courage et douceur. Car ce qui me plaît de toi, c’est que tu as le cœur aussi bon que la tête et la main. Tu aimes le rangement et non l’avarice. Tu ne te laisses pas duper comme moi, et pourtant tu aimes comme moi à secourir le prochain. Pour ceux qui étaient de vrai dans la peine, tu as été le premier à me conseiller d’être généreux. Pour ceux qui en faisaient la frime, tu as été prompt à m’empêcher d’être affiné. Et puis tu es savant pour un homme de campagne. Tu as de l’idée et du raisonnement. Tu as des inventions qui te réussissent toujours, et toutes les choses auxquelles tu mets la main tournent à bonne fin. Je suis donc content de toi et je voudrais te contenter pareillement pour ma part. Dis-moi donc, tout franchement, si tu ne souhaites point quelque chose de moi, car je n’ai rien à te refuser.

— Je ne sais pas pourquoi vous me demandez cette chose-là, répondit François. Il faut donc, mon maître, que je vous aie paru mécontent de vous, et cela n’est point. Je vous prie d’en être certain.

— Mécontent, je ne dis pas. Mais enfin, tu as un air, à l’habitude, qui n’est pas d’un homme heureux. Tu n’as point de gaieté, tu ne ris avec personne, tu ne t’amuses jamais. Tu es si sage qu’on dirait toujours que tu portes un deuil.

— M’en blâmez-vous, mon maître ? En cela je ne pourrais vous contenter, car je n’aime ni la bouteille ni la danse ; je ne fréquente ni le cabaret ni les assemblées ; je ne sais point de chansons et de sornettes pour faire rire. Je ne me plais à rien qui me détourne de mon devoir.

— En quoi tu mérites d’être tenu en grande estime, mon garçon, et ce n’est pas moi qui t’en blâmerai. Si je te parle de cela, c’est parce que j’ai une imagination que tu as quelque souci. Peut-être trouves-tu que tu te donnes ici bien du mal pour les autres, et qu’il ne t’en reviendra jamais rien.

— Vous avez tort de croire cela, maître Vertaud. Je suis aussi bien récompensé que je peux le souhaiter, et en aucun lieu je n’aurais peut-être trouvé le fort gage que, de votre seul gré, et sans que je vous inquiète, vous avez voulu me fixer. Ainsi vous m’avez augmenté chaque année, et la Saint-Jean passé vous m’avez mis à cent écus, ce qui est un prix fort coûtanceux pour vous. Si ça venait à vous gêner, j’y renoncerais volontiers, croyez-moi.

XIII.

— Voyons, voyons, Françciis, nous ne nous entendons guère, repartit maître Jean Vertaud ; et je ne sais plus par quel bout te prendre. Tu n’es pourtant pas sot, et je pensais t’avoir assez mis la parole à la bouche ; mais puisque tu es honteux, je vais t’aider encore. N’es-tu porté d’inclination pour aucune fille du pays ?

— Non, mon maître, répliqua tout droitement le champi.

— Vrai ?

— Je vous en donne ma foi.

— Et tu n’en vois pas une qui te plairait si tu avais des moyens d’y prétendre ?

— Je ne veux pas me marier.