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LA MARE AU DIABLE

Guillette. L’énorme broche de fer fut tordue comme une vis sous les vigoureux poignets qui se la disputaient. Un coup de pistolet mit le feu à une petite provision de chanvre en poupées, placée sur une claie, au plafond. Cet incident fit diversion, et, tandis que les uns s’empressaient d’étouffer ce germe d’incendie, le fossoyeur, qui était grimpé au grenier sans qu’on s’en aperçût, descendit par la cheminée, et saisit la broche au moment où le bouvier, qui la défendait auprès de l’âtre, l’élevait au-dessus de sa tête pour empêcher qu’elle ne lui fût arrachée. Quelque temps avant la prise d’assaut, les matrones avaient eu le soin d’éteindre le feu, de crainte qu’en se débattant auprès quelqu’un ne vint à y tomber et à se brûler. Le facétieux fossoyeur, d’accord avec le bouvier, s’empara donc du trophée sans difficulté et le jeta en travers sur les landiers. C’en était fait ! il n’était plus permis d’y toucher. Il sauta au milieu de la chambre et alluma un reste de paille, qui entourait la broche, pour faire le simulacre de la cuisson du rôti, car l’oie était en pièces et jonchait le plancher de ses membres épars.

Il y eut alors beaucoup de rires et de discussions fanfaronnes. Chacun montrait les horions qu’il avait reçus, et comme c’était souvent la main d’un ami qui avait frappé, personne ne se plaignit ni se querella. Le chanvreur, à demi aplati, se frottait les reins, disant qu’il s’en souciait fort peu, mais qu’il protestait contre la ruse de son compère le fossoyeur, et que, s’il n’eût été à demi-mort, le foyer n’eût pas été conquis si facilement. Les matrones balayaient le pavé, et l’ordre se faisait. La table se couvrait de brocs de vin nouveau. Quand on eut trinqué ensemble et repris haleine, le fiancé fut amené au milieu de la chambre, et, armé d’une baguette, il dut se soumettre à une nouvelle épreuve.

Pendant la lutte, la fiancée avait été cachée avec trois de ses compagnes par sa mère, sa marraine et ses tantes, qui avaient fait asseoir les quatre jeunes filles sur un banc, dans un coin reculé de la salle, et les avaient couvertes d’un grand drap blanc. Les trois compagnes avaient été choisies de la même taille que Marie, et leurs cornettes de hauteur identique, de sorte que le drap leur couvrant la tête et les enveloppant jusque par-dessous les pieds, il était impossible de les distinguer l’une de l’autre.

Le fiancé ne devait les toucher qu’avec le bout de sa baguette, et seulement pour désigner celle qu’il jugeait être sa femme. On lui donnait le temps d’examiner, mais avec les yeux seulement, et les matrones, placées à ses côtés, veillaient rigoureusement à ce qu’il n’y eût point de supercherie. S’il se trompait, il ne pouvait danser de la soirée avec sa fiancée, mais seulement avec celle qu’il avait choisie par erreur.

Germain, se voyant en présence de ces fantômes enveloppés sous le même suaire, craignait fort de se tromper ; et, de fait, cela était arrivé à bien d’autres, car les précautions étaient toujours prises avec un soin consciencieux. Le cœur lui battait. La petite Marie essayait bien de respirer fort et d’agiter un peu le drap, mais ses malignes rivales en faisaient autant, poussaient le drap avec leurs doigts, et il y avait autant de signes mystérieux que de jeunes filles sous le voile. Les cornettes carrées maintenaient ce voile si également qu’il était impossible de voir la forme d’un front dessiné par ses plis.

Germain, après dix minutes d’hésitation, ferma les yeux, recommanda son âme à Dieu, et tendit la baguette au hasard. Il toucha le front de la petite Marie, qui jeta le drap loin d’elle en criant victoire. Il eut alors la permission de l’embrasser, et, l’enlevant dans ses bras robustes, il la porta au milieu de la chambre, et ouvrit avec elle le bal, qui dura jusqu’à deux heures du matin.

Alors on se sépara pour se réunir à huit heures. Comme il y avait un certain nombre de jeunes gens venus des environs, et qu’on n’avait pas des lits pour tout le monde, chaque invitée du village reçut dans son lit deux ou trois jeunes compagnes, tandis que les garçons allèrent pêle-mêle s’étendre sur le fourrage du grenier de la métairie. Vous pouvez bien penser que là ils ne dormirent guère, car ils ne songèrent qu’à se lutiner les uns les autres, à échanger des lazzis et à se conter de folles histoires. Dans les noces il y a de rigueur trois nuits blanches, qu’on ne regrette point.

À l’heure marquée pour le départ, après qu’on eut mangé la soupe au lait relevée d’une forte dose de poivre, pour se mettre en appétit, car le repas de noces promettait d’être copieux, on se rassembla dans la cour de la ferme. Notre paroisse étant supprimée, c’est à une demi-lieue de chez nous qu’il fallait aller chercher la bénédiction nuptiale. Il faisait un beau temps frais, mais les chemins étant fort gâtés, chacun s’était muni d’un cheval, et chaque homme prit en croupe une compagne jeune ou vieille. Germain partit sur la Grise, qui, bien pansée, ferrée à neuf et ornée de rubans, piaffait et jetait le feu par les naseaux. Il alla chercher sa fiancée à la chaumière avec son beau-frère Jacques, lequel, monté sur la vieille Grise, prit la bonne mère Guillette en croupe, tandis que Germain rentra dans la cour de la ferme, amenant sa chère petite femme d’un air de triomphe.

Puis la joyeuse cavalcade se mit en route, escortée par les enfants à pied, qui couraient en tirant des coups de pistolet et faisaient bondir les chevaux. La mère Maurice était montée sur une petite charrette avec les trois enfants de Germain et les ménétriers. Ils ouvraient la marche au son des instruments. Petit Pierre était si beau, que la vieille grand’mère en était tout orgueilleuse. Mais l’impétueux enfant ne tint pas longtemps à ses côtés. À un temps d’arrêt qu’il fallut faire à mi-chemin pour s’engager dans un passage difficile, il s’esquiva et alla supplier son père de l’asseoir devant lui sur la Grise.

— Oui-da ! répondit Germain, cela va nous attirer de mauvaises plaisanteries ! il ne faut point.

— Je ne me soucie guère de ce que diront les gens de Saint-Chartier, dit la petite Marie. Prenez-le, Germain, je vous en prie : je serai encore plus fière de lui que de ma toilette de noces.

Germain céda, et le beau trio s’élança dans les rangs au galop triomphant de la Grise.

Et, de fait, les gens de Saint-Chartier, quoique très-railleurs et un peu taquins à l’endroit des paroisses environnantes réunies à la leur, ne songèrent point à rire en voyant un si beau marié, une si jolie mariée, et un enfant qui eût fait envie à la femme d’un roi. Petit Pierre avait un habit complet de drap bleu barbeau, un gilet rouge si coquet et si court qu’il ne lui descendait guère au-dessous du menton. Le tailleur du village lui avait si bien serré les entournures qu’il ne pouvait rapprocher ses deux petits bras. Aussi comme il était fier ! Il avait un chapeau rond avec une ganse noir et or, et une plume de paon sortant crânement d’une touffe de plumes de pintade. Un bouquet de fleurs plus gros que sa tête lui couvrait l’épaule, et les rubans lui flottaient jusqu’aux pieds. Le chanvreur, qui était aussi le barbier et le perruquier de l’endroit, lui avait coupé les cheveux en rond, en lui couvrant la tête d’une écuelle et retranchant tout ce qui passait, méthode infaillible pour assurer le coup de ciseau. Ainsi accoutré, le pauvre enfant était moins poétique, à coup sûr, qu’avec ses longs cheveux au vent et sa peau de mouton à la Saint-Jean-Baptiste ; mais il n’en croyait rien, et tout le monde l’admirait, disant qu’il avait l’air d’un petit homme. Sa beauté triomphait de tout, et de quoi ne triompherait pas, en effet, l’incomparable beauté de l’enfance ?

Sa petite sœur Solange avait, pour la première fois de sa vie, une cornette à la place du béguin d’indienne que portent les petites filles jusqu’à l’âge de deux ou trois ans. Et quelle cornette ! plus haute et plus large que tout le corps de la pauvrette. Aussi comme elle se trouvait belle ! Elle n’osait pas tourner la tête, et se tenait toute raide, pensant qu’on la prendrait pour la mariée.

Quant au petit Sylvain, il était encore en robe, et, endormi sur les genoux de la grand’mère, il ne se doutait guère de ce que c’est qu’une noce.

Germain regardait ses enfants avec amour, et, en arrivant à la mairie, il dit à sa fiancée :

— Tiens, Marie, j’arrive là un peu plus content que le jour où je t’ai ramenée chez nous, des bois de Chanteloube, croyant que tu ne m’aimerais jamais, je te pris