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ANDRÉ

de l’endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d’alentour.

Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de femmes mérite assez d’hommages pour accaparer ceux de toutes les classes d’hommes : aussi voit-on rarement une belle artisane être farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque ridicule dans un pays où la galanterie n’a pas encore mis à la porte toute naïveté de sentiment, et où l’on voit plus d’une amourette s’élever jusqu’à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se compromettre, agréer les soins d’un homme libre et ne pas désespérer de l’amener au mariage ; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec un troisième, si sa beauté ne s’est pas trop flétrie dans l’attente illimitée du nœud conjugal.

À part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en petit nombre, les jeunes ouvrières de L… sont généralement pourvues chacune d’un favori choisi entre dix, et fort envié de ses concurrents. On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme italien. Tout s’y passe loyalement, et le public n’a pas le droit de gloser tant qu’un des deux amants ne s’est pas rendu coupable d’infidélité ou entaché de ridicule.

Il faut dire à la louange de ces grisettes qu’aucune ne fait fortune par l’intrigue, et qu’elles semblent ignorer l’ignoble trafic que les femmes font ailleurs de leur beauté ; leur orgueil équivaut à une vertu ; jamais la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards ; elles aiment trop l’indépendance pour souffrir aucun partage, pour s’astreindre à aucune précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès d’elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l’exercice insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères, romanesques on ne peut plus, coquettes et dédaigneuses, avides de louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes ; mais désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce caractère : elles sont généralement grandes, robustes et alertes ; elles ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents superbes ; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou noirs. Leurs pieds sont très-provinciaux et leurs mains rarement belles ; leur voix est un peu virile, et l’accent du pays n’est pas mélodieux. Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de hardiesse et de bonté qui ne trompe pas.

Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André, en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et qu’il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il mettrait les pieds. André se laissa donc conduire et se conduisit lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très-assidument, ne fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en pralines offertes aux dames ; même il se montra homme de talent et de bonne société (comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très-proprement un quadrille de contredanses tirées de la Muette de Portici.

Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la société artisane. On le trouva fier, c’est-à-dire silencieux et froid ; lui-même ne s’amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu’on le lui avait prédit. La beauté de ces grisettes n’était nullement celle qui plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n’était pas sa faute ; il avait dans la tête l’ineffaçable souvenir d’un teint pâle, de deux grands yeux mélancoliques, d’une voix douce, et voulait à toute force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le silence d’une femme. Tout ce petit caquetage d’enfants gâtés lui déplut. D’ailleurs il n’était pas aisé d’en approcher ; la moins belle était surveillée par plus d’un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure, laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse aux yeux noirs et un énorme bol de vin chaud.

« Comment, dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin ! Tu n’y entends rien, mon cher ; tu ne sais pas que c’est le meilleur moment. On se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal gardée, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet : vous lui offrez votre manteau, elle en accepte la moitié ; vous la soulevez dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès d’elle dans l’obscurité, elle se presse contre vous d’un petit air effrayé, sous prétexte qu’elle a grand’peur des chiens enragés ; vous la rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière à réveiller toute la rue. Si le chien a l’air de n’être pas belliqueux, vous pouvez même aller jusqu’à l’assommer d’un grand coup de pied en passant ; cela fait bien et donne l’air crâne. Surtout évitez de jurer ; la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à la bouche en lui donnant le bras ; elle est exigeante et veut du respect. Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant toujours par comparaison ; par exemple, dites : Mademoiselle une telle est bien jolie, c’est dommage qu’elle soit si pâle ; ce n’est pas une rose du mois de mai comme vous. Si votre belle est pâle, parlez d’une personne un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l’air d’une servante. Mais surtout choisissez dans la première société les beautés que vous voulez dénigrer ; votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l’embrasser. Dès qu’elle aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la main ; aussitôt après saluez jusqu’à terre. Gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son châle sur les épaules ; louez sa taille, mais n’y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six jours de suite ; après quoi vous pouvez tout espérer.

— Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre ?

— Bah ! quand on n’a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à tout. D’ailleurs je ne te dis pas d’aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des bœufs sur leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d’un mât de vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s’attaquer, de petits clercs d’avoué qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie qui n’ont pas envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, voisin, on leur souffle leur dulcinée en quinze jours quand on sait s’y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots ; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l’oreille, et qui pour elle ne craint pas de se faire enfoncer un œil ou casser une dent. »

André secoua la tête.

« Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.

— Comme tu voudras, reprit Joseph ; mais viens toujours dîner avec nous aujourd’hui, tu nous l’as promis. »

André se rendit donc à cinq heures chez les parents de son ami Marteau.

« Parbleu ! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma seur quii se marie, et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre ! et des plus jolies, ma foi ! Moi, je ne fais que dévider le fil et de ramasser les ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l’entour en sournois, comme le renard autour d’un perchoir à poules, jusqu’à ce que la moins prudente se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir, quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour au son de la