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ANDRÉ

Cette interpellation fit sur André un effet singulier. Il venait d’être presque choqué de l’ignorance de Geneviève ; il se sentit tout à coup comme attendri. Jusque-là son amour avait été dans sa tête ; il lui sembla qu’il descendait dans son cœur. Il regarda Geneviève à la faible clarté du ciel étoilé : il distinguait à peine ses traits ; mais une blancheur incomparable faisait ressortir sa figure ovale sous ses cheveux noirs, et une sérénité angélique semblait résider sur ce visage délicat et pâle. André fut si ému qu’il resta quelques instants sans pouvoir répondre. Enfin il lui dit d’une voix altérée : — « Oui, je crois que notre monde n’est qu’un lieu de passage et d’épreuve, et qu’il y a parmi tous ceux que vous voyez au ciel quelque monde meilleur où les âmes qui s’entendent peuvent se réunir et s’appartenir mutuellement. »

Geneviève s’arrêta encore et le regarda à son tour comme elle avait regardé Justine. Tout ce qu’on lui disait lui semblait obscur ; elle en attendait l’explication.

« Croyez-vous donc, lui dit André, que tout s’achève ici-bas ?

— Oh ! non, dit-elle, je crois en Dieu et en une autre vie.

— Eh bien ! ne pensez-vous pas que le paradis puisse être dans quelqu’une de ces belles étoiles ?

— Mais je n’en sais rien. Vous-même, qu’en savez-vous ?

— Oh ! rien. Je ne sais pas où Dieu a caché le bonheur qu’il fait espérer aux hommes. Croyez-vous, mesdemoiselles, qu’on puisse obtenir tout ce qu’on désire en cette vie ?

— Mais non ! dit Justine ; on peut désirer l’impossible. Le bonheur et la raison consistent à régler nos besoins et nos souhaits.

— Cela est très-bien dit, répondit André ; mais pensez-vous qu’il existe trois personnes au monde qui puissent atteindre à la sagesse ? Nous voici trois : répondez-vous de nous trois ?

— Oh ! c’est tout au plus si je réponds de moi-même, dit Justine en riant ; comment répondrais-je de vous ? Cependant je répondrais de Geneviève, je crois qu’elle sera toujours calme et heureuse.

— Et vous, mademoiselle, dit André, en répondez-vous ?

— Pourquoi pas ? dit-elle avec une tranquillité naïve. Mais parlez-moi donc des étoiles, cela m’inquiète davantage. Pourquoi Justine dit-elle que ce sont des mondes et des soleils ? »

André, heureux et fier, pour la première fois de sa vie, d’avoir quelque chose à enseigner, se mit à lui expliquer le système de l’univers, en ayant soin de simplifier toutes les démonstrations et de les rendre abordables à l’intelligence de son élève. Malgré la soumission attentive et la curiosité confiante de Geneviève, André fut frappé du bon sens et de la netteté de ses idées. Elle comprenait rapidement ; il y avait des instants où André, transporté, lui croyait des facultés extraordinaires, et d’autres où il croyait parler à un enfant. Quand ils furent arrivés aux premières maisons de la ville, Henriette descendit de voiture et dit qu’elle se chargeait de reconduire Geneviève chez elle. André n’osa pas aller plus loin ; il prit congé d’elle, et, se dérobant aux instances de Joseph, qui voulait l’emmener boire du punch, il reprit légèrement le chemin de son castel. Tout ce qu’il désirait désormais, c’était de se trouver seul et de n’être pas distrait de ses pensées. Elles se pressaient tellement dans son cerveau, qu’il s’assit bientôt sur le bord du chemin, et posant son front dans ses mains, il resta ainsi jusqu’à ce que le froid de la nuit le saisit et l’avertit de reprendre sa marche.

VIII.

Le lendemain, lorsque André se retrouva seul dans son grand verger, il s’était passé bien des choses dans sa tête ; mais il avait trouvé une solution à sa plus grande incertitude, et il éprouvait une joie et une impatience tumultueuses. Il s’était demandé bien des fois depuis douze heures si Geneviève était un ange du ciel exilé sur une terre ingrate et pauvre, ou si elle était simplement une grisette plus décente et plus jolie que les autres. Cependant il n’avait pu réprimer une émotion tendre et presque paternelle lorsqu’elle lui avait naïvement demandé de l’instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce désir d’apprendre, cette facilité de compréhension, devaient lui gagner le cœur d’un homme simple et bon comme elle. Il y avait sous cette inculte végétation une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et fructifier. Une âme sympathique, une voix amie pouvait développer cette noble nature et la révéler à elle-même.

Telle fut la conclusion que tira André de toutes ces rêveries, et il se sentit transporté d’enthousiasme à l’idée de devenir le Prométhée de cette précieuse argile. Il bénit le ciel qui lui avait accordé les moyens de s’instruire. Il remercia dans son cœur son bon maître, M. Forez, qui lui avait ouvert le trésor de ses connaissances ; et, dans son exaltation, peu s’en fallut qu’il n’allât aussi remercier son père, qui avait consenti à faire de lui autre chose qu’un paysan. Dans ses jours de spleen, il lui était arrivé souvent de maudire l’éducation, qui, en lui créant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition réelle plus triste encore. Maintenant il demandait pardon à Dieu d’un tel blasphème. Il reconnaissait tous les avantages de l’étude, et se sentait maître du feu sacré qui devait embraser l’âme de Geneviève.

Mais toutes ces fumées de bonheur et de gloire se dissipèrent lorsqu’il songea à la difficulté de revoir prochainement Geneviève et à la possibilité effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait avec sa liberté de la veille mille romans délicieux en parcourant à pas lents les allées humides de la rosée du matin ; mais, à force de se créer un bonheur imaginaire, le besoin de réaliser ses rêves devint un malaise et un tourment. Son cœur battait violemment et à chaque instant semblait s’élancer hors de son sein pour rejoindre l’objet aimé. Il s’étonna de ces agitations. Il n’avait pas prévu qu’arrivé à ce point l’amour devait devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru au contraire que, du moment où il aurait retrouvé l’objet d’une si longue attente, sa vie s’écoulerait calme, pleine et délicieuse ; qu’un jour de bonheur suffirait à ses rêveries et à ses souvenirs pendant un mois, et qu’il aurait autant de douceur à savourer le passé qu’à jouir du présent. Maintenant la veille lui semblait s’être envolée trop rapidement ; il se reprochait de n’en avoir pas profité ; il se rappelait cent circonstances où il aurait pu dire à propos un mot qui lui eût obtenu la bienveillance de Geneviève, et il éprouvait un regret mortel de sa timidité. Il brûlait de trouver l’occasion de la réparer ; mais quand viendrait cette occasion ? dans huit jours ? dans quatre ? un seul lui paraissait éternellement long, et l’ennui dévorait déjà sa vie.

La crainte de se montrer trop empressé et d’effaroucher l’austérité de Geneviève lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu’il enfantait presque malgré lui. Mais bientôt il était forcé de s’avouer que vivre sans la voir était impossible, et qu’il fallait sortir de son inaction ou devenir fou.

Il alla vers le soir à la ville. Il s’assit à l’écart sur un des bancs de la promenade, espérant qu’elle passerait peut-être ; mais il vit défiler par groupes toutes les filles de la ville sans apercevoir le petit pied de Geneviève. Il se rappela qu’elle ne sortait jamais à ces heure-là. Il rôda autour de la maison Marteau sans oser y entrer ; car il éprouvait une répugnance infinie à laisser deviner ce qui se passait en lui. À l’entrée de la nuit il vit sortir Henriette et ses ouvrières. Geneviève n’était point avec elles. S’il avait su où elle demeurait, il se serait glissé sous sa fenêtre ; il l’eût peut-être aperçue ; mais il ne le savait pas, et pour rien au monde il ne l’eût demandé à qui que ce fût.

Le lendemain il revint dans la journée ; et, tâchant de prendre l’air le plus indifférent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce maintien grave. « Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la seule chose qui t’intéresse