Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
95
MAUPRAT.

je t’aurais puni en t’abandonnant ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même : car on tue dans notre famille, c’est une habitude d’enfance. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu aurais fait un détestable mari ; tu m’aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m’opprimer, et nous nous serions brisés l’un contre l’autre ; cela eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait avant tout ! J’aurais peut-être risqué mon propre sort très-légèrement si j’avais été seule au monde, car j’ai de la témérité dans le caractère ; mais mon père devait être heureux, calme et respecté ; il m’avait élevée dans le bonheur, dans l’indépendance. Je n’aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même si j’avais privé sa vieillesse des biens qu’il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas que je sois vertueuse et grande, comme l’abbé le prétend ; j’aime, voilà tout, mais j’aime avec force, avec exclusion, avec persévérance. Je t’ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard ! et le ciel qui nous eût maudits si j’eusse sacrifié mon père, nous récompense aujourd’hui en nous donnant éprouvés et invincibles l’un à l’autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j’ai senti que je pouvais attendre, parce que j’avais à t’aimer longtemps, et que je ne craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l’avoir satisfaite, comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux caractères d’exception, il nous fallait des amours héroïques ; les choses ordinaires nous eussent rendus méchants l’un et l’autre. »

XXX.

Nous revînmes à Sainte-Sévère à l’expiration du deuil d’Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette province où nous avions éprouvé l’un et l’autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le besoin d’y revenir ; et pourtant telle est la force des souvenirs de l’enfance et le lien des habitudes domestiques, qu’au sein d’un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d’Edmée fut de cueillir les belles fleurs du jardin et d’aller les déposer à genoux sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée, et nous y fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition jusqu’à la faiblesse, mais c’était une faiblesse noble et une sainte vanité. Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se fit en famille ; aucun autre qu’Arthur, l’abbé, Marcasse et Patience ne s’assit à notre banquet modeste. Qu’avions-nous besoin de spectateurs étrangers à notre bonheur ? Ils eussent peut-être cru nous faire une grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs avaient autant d’amitiés qu’ils en pouvaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de grand-juge et de trésorier. Marcasse resta près de moi jusqu’à sa mort, qui arriva vers la fin de la révolution française ; j’espérais m’être acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et une intimité sans nuages.

Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se résoudre à abjurer l’amour de sa patrie et le désir de contribuer à son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le résultat de ses travaux ; il repartit pour Philadelphie, où j’allai le voir après mon veuvage.

Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et généreuse femme ; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. Je me flatte qu’ils achèveront d’effacer la mémoire déplorable de leurs ancêtres. J’ai vécu pour eux, par l’ordre d’Edmée à son lit de mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que j’ai faite il y a seulement dix ans ; elle m’est aussi sensible qu’au premier jour, et je ne cherche point à m’en consoler, mais à me rendre digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon temps d’épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme que j’aimai ; jamais aucune autre n’attira mon regard et ne connut l’étreinte de ma main. Je suis ainsi fait ; ce que j’aime, je l’aime éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir.

Les orages de la révolution ne détruisirent point notre existence, et les passions qu’elle souleva ne troublèrent pas l’union de notre intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de justes sacrifices, l’abandon d’une grande partie de nos biens aux lois de la république. L’abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la force de son âme. Il fut le girondin de la famille.

Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité ; femme et compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle ; mais elle n’en méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à ses théories d’égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne irritaient et désespéraient l’abbé, elle lui fit généreusement le sacrifice de ses élans patriotiques, et eut la délicatesse de ne jamais prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu’elle vénérait avec une sorte de persuasion que je n’ai jamais vue chez aucune femme.

Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle ; pendant tout le cours de ma vie je m’abandonnai entièrement à sa raison et à sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon enthousiasme, elle m’arrêta, en me représentant que mon nom paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi et qui me croirait désireux de m’appuyer sur elle pour réhabiliter mon patriciat. Quand l’ennemi fut aux portes de la France, elle m’envoya servir en qualité de volontaire ; quand la carrière militaire devint un moyen d’ambition et que la république fut anéantie, elle me rappela et me dit : « Tu ne me quitteras plus. »

Patience joua un grand rôle dans la révolution. Il fut nommé à l’unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.

J’eus occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche et de l’aider à passer en pays étranger. Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d’être raconté. S’il y a quelque chose de bon et d’utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d’avoir un conseiller franc, un ami sévère ; et n’aimez pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie ; car j’ai la bosse du meurtre très-développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de gaieté mélancolique, on tue de naissance dans notre famille. Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n’exhortez personne à s’y abandonner. Voilà la morale de mon histoire.

Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la soirée. Nous l’avions prié de développer un peu plus ce qu’il appelait la moralité de son histoire : il s’éleva alors à des considérations générales dont le bon sens et la netteté nous frappèrent.

Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la critique d’un système qui a son bon côté en ce qu’il tend à compléter la série d’observations phy-