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MAUPRAT.

au premier souffle du printemps. L’exaltation de Patience, le spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air inspiré, la tournure romanesque que prônaient leurs relations mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant l’esprit de révolte), tout cela s’empara si fort du prêtre, qu’en 1770 il était déjà bien loin du jansénisme, et cherchait vainement dans toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de tomber dans l’abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la théologie romaine.



Ah ! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma main.
(Page 10.)

IV.

Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par l’homme d’aujourd’hui, continua Bernard après une pause, j’ai quelque peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l’homme d’autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais m’efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs.

Ce fut un soir d’été, qu’au retour d’une pipée où plusieurs petits paysans m’avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la première fois. J’étais âgé d’environ treize ans ; j’étais le plus grand et le plus fort de mes compagnons, et en outre j’exerçais sur eux, à la rigueur, l’ascendant de mes prérogatives seigneuriales. C’était entre nous un mélange de familiarité et d’étiquette assez bizarre. Parfois, quand l’ardeur de la chasse ou la fatigue de la journée les gouvernait plus que moi, j’étais forcé de céder à leurs avis, et déjà je savais me rendre à point comme font les despotes, afin de n’avoir jamais l’air d’être commandé par la nécessité ; mais j’avais ma revanche dans l’occasion, et je les voyais bientôt trembler devant l’odieux nom de ma famille.

La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui marchait devant s’arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas, déclara qu’il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et qu’il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux autres. Un troisième objecta que l’on risquait de se perdre si on quittait le sentier, que la nuit était proche et que les