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MAUPRAT.

de bourreau que l’on fait de père en fils dans votre famille ! Bonsoir, allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me mettre sur le gril ; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer. »

Alors il reprit sa chouette morte, et, la contemplant d’un air sombre : « Un enfant de paysan n’eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de gentilhomme. » Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l’exclamation qui lui échappait dans les grandes occasions, et qui lui avait fait donner le surnom qu’il portait : « Patience, patience !… » s’écria-t-il. C’était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa bouche, et toutes les fois qu’on la lui avait entendu prononcer, il était arrivé quelque malheur à la personne qui l’avait offensé. Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis la porte se referma sur lui avec fracas.

Mon compagnon était si pressé de fuir qu’il faillit me laisser là sans prendre le temps de me détacher. Dès qu’il l’eut fait : « Un signe de croix, me dit-il, pour l’amour du bon Dieu, un signe de croix ! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà ensorcelé : nous serons mangés par les loups en nous allant, ou bien nous rencontrerons la gran bête. — Imbécile ! lui dis-je, il s’agit bien de cela ! Écoute, si tu as jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient d’arriver, je t’étrangle. — Hélas ! monsieur, comment donc faire ? reprit-il avec un mélange de naïveté et de malice, le sorcier m’a commandé de le dire à mes parents. » Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de rage par le traitement que je venais d’essuyer, je tombai presque évanoui, et Sylvain en profita pour s’enfuir.

Quand je revins à moi-même, je me trouvai seul, je ne connaissais pas cette partie de la Varenne ; je n’y étais jamais venu, et elle était horriblement déserte. Toute la journée j’avais vu des traces de loups et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà ; j’avais encore deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. Les portes seraient fermées, le pont levé ; je serais reçu à coups de fusil si je n’arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que, ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux lieues en une heure. Cependant j’eusse mieux aimé subir mille morts que de demander asile à l’habitant de la tour Gazeau, me l’eût-il accordé avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair. Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille détours ; mille autres sentiers s’entre-croisaient. J’arrivai à la plaine par un pâturage fermé de haies. Là toute trace de sentier disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La nuit était noire ; eût-il fait jour, il n’y avait pas moyen de s’orienter à travers des héritages[1] encaissés dans des talus hérissés d’épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et mes terreurs un peu calmées se renouvelèrent ; car, je l’avoue, j’étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux d’autrui. Mû par la vanité, j’étais audacieux quand j’avais des spectateurs ; mais livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, bouleversé par les émotions que je venais d’éprouver, assuré d’être battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer que si j’eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, j’errai jusqu’au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d’une fois frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines ; et, comme si ma position n’eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait pour un meneur de loups. Vous savez que c’est une spécialité cabalistique accréditée en tout pays. Je m’imaginais donc voir paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée, ayant revêtu lui-même la figure d’une moitié de loup, et me poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me partirent entre les jambes, et de saisissement je faillis tomber à la renverse. Là, comme j’étais bien sûr de n’être pas vu, je faisais force signes de croix ; car, en affectant l’incrédulité, j’avais nécessairement au fond de l’âme toutes les superstitions de la peur.

Enfin j’arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J’attendis dans un fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre sans être vu de personne. Comme ce n’était pas précisément une tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n’avait pas été remarquée durant la nuit ; je fis croire à mon oncle Jean, que je rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever ; et ce stratagème ayant réussi, j’allai dormir tout le jour dans l’abat-foin.

V.

N’ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m’eût été facile de me venger de mon ennemi ; tout m’y conviait. Le propos qu’il avait tenu contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l’outrage fait à ma personne, et que je répugnais à avouer. Je n’avais donc qu’un mot à dire : sept Mauprat eussent été à cheval au bout d’un quart d’heure, charmés d’avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur fournissait aucune redevance, et qui ne leur eût semblé bon qu’à être pendu pour effrayer les autres.

Mais, les choses n’eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire (car dans ma colère je me l’étais bien promis), je fus retenu par je ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que je ne pus guère m’expliquer à moi-même. Et puis les paroles de Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre les nobles m’avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice. Peut-être, en un mot, ce que j’avais pris jusque-là en moi pour des mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement à me sembler plus grave et moins méprisable.

Quoi qu’il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser Sylvain pour le punir de m’avoir abandonné et pour le déterminer à se taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque, vers la fin de l’automne, il m’arriva de battre les bois avec Sylvain. Ce pauvre Sylvain avait de l’attachement pour moi ; car, en dépit de mes brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que j’étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons en soutenant que je n’étais qu’un peu vif et point méchant. Ce sont les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l’orgueil et la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet, lorsque mon page ensabotté, qui furetait toujours à l’avant-garde, revint vers moi en disant textuellement : « J’avise[2] eul[3] meneu’ d’loups anc[4] eul preneu’ d’taupes. »

Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et assistance.

Marcasse, dit preneur de taupes, faisait profession de purger de fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de son industrie ; tous les ans il faisait le tour de la Marche, du Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied

  1. C’est le nom qu’on donne à la petite propriété.
  2. Je vois.
  3. Le.
  4. Avec.