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INDIANA.

— Comme à l’ordinaire, ce n’est pas une réponse, ou plutôt c’est une réponse de femme, une réponse normande, qui ne signifie ni oui ni non, ni bien ni mal.

— Soit, je ne me porte ni bien ni mal.

— Eh bien ! reprit-il avec une nouvelle rudesse, vous mentez ; je sais que vous ne vous portez pas bien ; vous l’avez dit à sir Ralph ici présent. Voyons, en ai-je menti, moi ? Parlez, monsieur Ralph, vous l’a-t-elle dit ?

— Elle me l’a dit, » répondit le flegmatique personnage interpellé, sans faire attention au regard de reproche que lui adressait Indiana.

En ce moment un quatrième personnage entra : c’était le factotum de la maison, ancien sergent du régiment de M. Delmare.

Il expliqua en peu de mots à M. Delmare qu’il avait ses raisons pour croire que des voleurs de charbon s’étaient introduits les nuits précédentes à pareille heure dans le parc, et qu’il venait demander un fusil pour faire sa ronde avant de fermer les portes. M. Delmare, qui vit à cette aventure une tournure guerrière, prit aussitôt son fusil de chasse, en donna un autre à Lelièvre, et se disposa à sortir de l’appartement. « Eh quoi ! dit madame Delmare avec effroi, vous tueriez un pauvre paysan pour quelques sacs de charbon ?

— Je tuerai comme un chien, répondit Delmare irrité de cette objection, tout homme que je trouverai la nuit à rôder dans mon enclos. Si vous connaissiez la loi, Madame, vous sauriez qu’elle m’y autorise.

— C’est une affreuse loi, reprit Indiana avec feu ; puis, réprimant aussitôt ce mouvement : Mais vos rhumatismes ? ajouta-t-elle d’un ton plus bas. Vous oubliez qu’il pleut et que vous souffrirez demain si vous sortez ce soir.

— Vous avez bien peur d’être obligée de soigner le vieux mari ! » répondit Delmare en poussant la porte brusquement ; et il sortit en continuant de murmurer contre son âge et contre sa femme.

II.

Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana Delmare et sir Ralph, ou, si vous l’aimez mieux, M. Rodolphe Brown, restèrent vis-à-vis l’un de l’autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari eût été entre eux deux. L’Anglais ne songeait nullement à se justilier, et madame Delmare sentait qu’elle n’avait pas de reproches sérieux à lui faire ; car il n’avait parlé qu’à bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement :

— Ce n’est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle ; je vous avais défendu de répéter ces paroles échappées dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j’aurais voulu instruire de mon mal.

— Je ne vous conçois pas, ma chère, répondit sir Ralph ; vous êtes malade, et vous ne voulez pas vous soigner. Il fallait donc choisir entre la chance de vous perdre et la nécessité d’avertir votre mari ?

— Oui, dit madame Delmare avec un sourire triste, et vous avez pris le parti de prévenir l’autorité !

— Vous avez tort, vous avez tort, sur ma parole, de vous laisser aigrir ainsi contre le colonel ; c’est un homme d’honneur, un digne homme.

— Mais qui vous dit le contraire, sir Ralph ?…

— Eh ! vous-même, sans le vouloir. Votre tristesse, votre état maladif, et comme il le remarque lui-même, vos yeux rouges, disent à tout le monde et à toute heure que vous n’êtes pas heureuse…

— Taisez-vous, sir Ralph, vous allez trop loin. Je ne vous ai pas permis de savoir tant de choses.

— Je vous fâche, je le vois ; que voulez-vous ! je ne suis pas adroit, je ne connais pas les subtilités de votre langue, et puis j’ai beaucoup de rapports avec votre mari. J’ignore absolument comme lui, soit en anglais, soit en français, ce qu’il faut dire aux femmes pour les consoler. Un autre vous eût fait comprendre, sans vous la dire, la pensée que je viens de vous exprimer si lourdement ; il eût trouvé l’art d’entrer bien avant dans votre confiance sans vous laisser apercevoir ses progrès, et peut-être eût-il réussi à soulager un peu votre cœur, qui se raidit et se ferme devant moi. Ce n’est pas la première fois que je remarque combien, en France particulièrement, les mots ont plus d’empire que les idées. Les femmes surtout…

— Oh ! vous avez un profond dédain pour les femmes, mon cher Ralph. Je suis ici seule contre deux ; je dois donc me résoudre à n’avoir jamais raison.

— Donne-nous tort, ma chère cousine, en te portant bien, en reprenant ta gaieté, ta fraîcheur, ta vivacité d’autrefois ; rappelle-toi l’île Bourbon et notre délicieuse retraite de Bernica, et notre enfance si joyeuse, et notre amitié aussi vieille que toi…

— Je me rappelle aussi mon père » dit Indiana en appuyant tristement sur cette réponse et en mettant sa main dans la main de sir Ralph.

Ils retombèrent dans un profond silence. « Indiana, dit Ralph après une pause, le bonheur est toujours à notre portée. Il ne faut souvent qu’étendre la main pour s’en saisir. Que te manque-t-il ? Tu as une honnête aisance préférable à la richesse, un mari excellent qui t’aime de tout son cœur, et, j’ose le dire, un ami sincère et dévoué… »

Madame Delmare pressa faiblement la main de sir Ralph, mais elle ne changea pas d’attitude ; sa tête resta penchée sur son sein, et ses yeux humides attachés sur les magiques effets de la braise.

« Votre tristesse, ma chère amie, poursuivit sir Ralph, est un état purement maladif ; lequel de nous peut échapper au chagrin, au spleen ? Regardez au-dessous de vous, vous y verrez des gens qui vous envient avec raison. L’homme est ainsi fait, toujours il aspire à ce qu’il n’a pas… »

Je vous fais grâce d’une foule d’autres lieux communs que débita le bon sir Ralph d’un ton monotone et lourd comme ses pensées. Ce n’est pas que sir Ralph fût un sot, mais il était là tout à fait hors de son élément. Il ne manquait ni de bon sens ni de savoir ; mais consoler une femme, comme il l’avouait lui-même, était un rôle au-dessus de sa portée et cet homme comprenait si peu le chagrin d’autrui, qu’avec la meilleure volonté possible d’y porter remède il ne savait y toucher que pour l’envenimer. Il sentait si bien sa gaucherie, qu’il se hasardait rarement à s’apercevoir des afflictions de ses amis ; et cette fois il faisait des efforts inouïs pour remplir ce qu’il regardait comme le plus pénible devoir de l’amitié.

Quand il vit que madame Delmare ne l’écoutait qu’avec effort, il se tut, et l’on n’entendit plus que les mille petites voix qui bruissent dans le bois embrasé, le chant plaintif de la bûche qui s’échauffe et se dilate, le craquement de l’écorce qui se crispe avant d’éclater, et ces légères explosions phosphorescentes de l’aubier qui fait jaillir une flamme bleuâtre. De temps à autre le hurlement d’un chien venait se mêler au faible sifflement de la bise qui se glissait dans les fentes de la porte et au bruit de la pluie qui fouettait les vitres. Cette soirée était une des plus tristes qu’eût encore passées madame Delmare dans son petit manoir de la Brie.

Et puis, je ne sais quelle attente vague pesait sur cette âme impressionnable et sur ses fibres délicates. Les êtres faibles ne vivent que de terreurs et de pressentiments. Madame Delmare avait toutes les superstitions d’une créole nerveuse et maladive ; certaines harmonies de la nuit, certains jeux de la lune lui faisaient croire à de certains événements, à de prochains malheurs, et la nuit avait pour cette femme rêveuse et triste un langage tout de mystères et de fantômes qu’elle seule savait comprendre et traduire suivant ses craintes et ses souffrances.

« Vous direz encore que je suis folle, dit-elle en retirant sa main que tenait toujours sir Ralph, mais je ne sais quelle catastrophe se prépare autour de nous. Il y a ici un danger qui pèse sur quelqu’un… sur moi, sans doute… ; mais… tenez, Ralph, je me sens émue comme à l’approche d’une grande phase de ma destinée… J’ai peur, ajouta-t-elle en frissonnant, je me sens mal. »

Et ses lèvres devinrent aussi blanches que ses joues. Sir Ralph effrayé, non des pressentiments de madame