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MAUPRAT.

veau ; nous ne pouvons parler de cela devant Patience ; ne rompons pas cet entretien sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper ; car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera au fond du cœur.

— Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi, conseillez-moi. »

En même temps elle alla s’adosser contre l’arbre au pied duquel j’étais couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu’elle eût pu me voir, car je la voyais distinctement ; mais elle était loin de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la brise faisait passer alternativement l’ombre des feuilles agitées et les pâles diamants que la lune sème dans les bois.

« Je dis, Edmée, reprit l’abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée) ; et tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui m’étonnent.

— Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle ; mais laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne connaissez pas bien la race Mauprat. C’est une race indomptable, incorrigible, et dont il ne peut sortir que des casse-têtes ou des coupe-jarrets. À ceux que l’éducation a le mieux rabotés, il reste encore bien des nœuds : une fierté souveraine, une volonté de fer, un profond mépris pour la vie. Vous vovez que, malgré sa bonté adorable, mon père est si vif parfois qu’il casse sa tabatière en la posant sur la table, lorsque vos arguments l’emportent sur les siens en politique, ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines sont aussi larges que si j’étais née dans les nobles rangs du peuple, et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse grand cas de la vie, étant née brave ? Il est pourtant des instants de faiblesse où je me décourage de reste et m’apitoie sur mon sort comme une vraie femme que je suis. Mais que l’on me fâche, que l’on me menace, et le sang de la race forte se ranime ; et alors, ne pouvant briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de ce qu’il espère me faire peur. Tenez, l’abbé, que ceci ne vous paraisse pas une exagération ; car demain, ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser : depuis que ce couteau de nacre, qui n’a pas l’air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don Marcasse (qui s’y entend), je ne l’ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été pris. Je n’ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon cheval. Eh bien ! cela posé, mon honneur est en sûreté ; ma vie seule tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu’aura bu un de ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu’il aura cru surprendre entre de La Marche et moi ; à rien peut-être ! Qu’y faire ? Quand je me désolerais, effacerais-je le passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m’ait conduite à la chasse, qu’elle ne m’ait égarée dans les bois et fait rencontrer un Mauprat, qui m’a conduite dans son antre, où je n’ai échappé à l’opprobre et peut-être à la mort qu’en liant à jamais ma vie à celle d’un enfant sauvage qui n’avait aucun de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans doute, devrais-je dire) ne les aura jamais ? Tout cela, c’est un malheur. J’étais dans tout l’éclat d’une heureuse destinée, j’étais l’orgueil et la joie de mon vieux père, j’allais épouser un homme que j’estime et qui me plaisait ; aucune douleur, aucune appréhension n’avait approché de moi ; je ne connaissais ni les jours sans sécurité, ni les nuits sans sommeil. Eh bien ! Dieu n’a pas voulu qu’une si belle vie s’accomplit ; que sa volonté soit faite ! Il est des jours où la perte de toutes mes espérances me semble tellement inévitable que je me considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père, j’en rirais vraiment ; car la contrariété et la peur sont si peu faites pour moi que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que je les ai connues.

— Ce courage est héroïque, mais il est affreux ! s’écria l’abbé d’une voix altérée. C’est presque la détermination au suicide, Edmée ! — Oh ! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur ; mais je ne marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour des fautes dont je n’eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce point avec moi que j’aie à choisir entre la mort et la honte… — Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée ; une âme aussi chaste, une intention aussi pure… — Oh ! n’importe, cher abbé ! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse que vous ne pensez, je ne suis pas très-orthodoxe en religion, ni vous non plus, l’abbé !… Je me soucie peu du monde, je ne l’aime pas ; je ne crains ni ne méprise l’opinion, je n’aurai jamais affaire à elle. Je ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour m’empêcher de succomber, si le mauvais esprit m’entreprenait. J’ai lu la Nouvelle Héloïse, et j’ai beauoup pleuré. Mais par la raison que je suis une Mauprat et que j’ai un inflexible orgueil, je ne souffrirai jamais la tyrannie de l’homme, pas plus la violence d’un amant que le soufflet d’un mari ; il n’appartient qu’à une âme vassale et à un lâche caractère de céder à la force ce qu’elle refuse à la prière. Sainte Solange, la belle pastoure, se laissa trancher la tête plutôt que de subir le droit du seigneur. El vous savez que, de mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices de la patronne du Berry. — Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l’abbé ; et, parce que je vous estime plus qu’aucune femme au monde, je veux que vous viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous, afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père, d’ailleurs ; votre mort le précipiterait dans la terre, tout vert et robuste qu’est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette étrange aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu’un rêve sinistre. Nous avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d’épouvante, mais il est temps de nous éveiller ; nous ne pouvons rester accablés de stupeur comme des enfants ; vous n’avez qu’un parti à prendre, celui que je vous ai dit. — Eh bien ! l’abbé, c’est celui que je regarde comme le plus impossible de tous. J’ai juré par tout ce qu’il y a de plus sacré dans l’univers et dans le cœur humain. — Un serment arraché par la menace et la violence n’engage personne, les lois humaines l’ont décrété ; les lois divines, dans des circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j’irais à Rome, et j’irais à pied, pour vous faire relever d’un vœu si téméraire ; mais vous n’êtes pas soumise au pape, Edmée…, ni moi non plus. — Ainsi, vous voudriez que je fusse parjure ? — Votre âme ne le serait pas. — Mon âme le serait ! j’ai juré, sachant bien ce que je faisais, et pouvant me tuer sur l’heure ; car j’avais dans la main un couteau trois fois grand comme celui-ci. J’ai voulu vivre, j’ai voulu surtout revoir mon père et l’embrasser. Pour faire cesser l’angoisse où ma disparition le laissait, j’eusse engagé plus que ma vie, j’eusse engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l’ai dit encore hier au soir, j’ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore ; car il y avait un mur entre mon aimable fiancé et moi. — Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée ? voilà encore où je ne vous comprends plus.

— Oh ! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même, dit Edmée avec une expression singulière. — Ma chère enfant, il faut que vous me par-