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MAUPRAT.

d’hui  : Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus sacré ; c’est mon bon plaisir ? Bernard, votre amour est plein d’exigences contradictoires. L’inconséquence est d’ailleurs le propre de tous les amours humains. Les hommes s’imaginent que la femme n’a point d’existence par elle-même et qu’elle doit toujours s’absorber en eux, et pourtant ils n’aiment fortement que la femme qui paraît s’élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l’inertie de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles qu’elles soient ; et lorsque par hasard ils s’attachent à une d’elles, leur premier besoin est de l’affranchir. Jusque-là ils ne croient pas avoir affaire à une créature humaine. L’esprit d’indépendance, la notion de la vertu, l’amour du devoir, privilège des âmes élevées, est donc nécessaire dans une compagne ; et plus votre maîtresse vous montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de vos souffrances. Sachez donc distinguer l’amour du désir ; le désir veut détruire les obstacles qui l’attirent, et il meurt sur les débris d’une vertu vaincue ; l’amour veut vivre, et pour cela il veut voir l’objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant dont la force et l’éclat font la valeur et la beauté. »

C’est ainsi qu’Arthur m’expliquait les ressorts mystérieux de ma passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait : « Si le ciel m’eût donné la femme que j’ai parfois rêvée, je crois que j’aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse ; mais la science prend trop de temps : je n’ai pas eu le loisir de chercher mon idéal, et, si je l’ai rencontré, je n’ai pu ni l’étudier ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard ; mais vous n’approfondirez pas l’histoire naturelle : un seul homme ne peut pas tout avoir. »

Ouant à mon soupçon sur le mariage d’Edmée que je redoutais, il le rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au contraire, dans le silence d’Edmée à cet égard, une admirable délicatesse de conduite et de sentiments. « Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous les sacrifices qu’elle vous fait, de vous énumérer les titres et qualités des prétendants qu’elle repousse ; mais Edmée est une âme trop élevée, un esprit trop sérieux pour entrer dans ces détails futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables, et n’imite pas ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née si fidèle qu’elle n’imagine même pas qu’on puisse la soupçonner de ne pas l’être. »

Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause américaine, j’appris de l’abbé une nouvelle qui me rassura entièrement sur un point. Il m’écrivait que probablement je retrouverais au Nouveau-Monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis. « Entre nous soit dit, ajoutait l’abbé, il lui était bien nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une lèpre, si bien qu’il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture d’Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l’on va jusqu’à dire qu’il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois seulement qu’il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez, Edmée désire que vous lui témoigniez de l’intérêt, et que vous lui exprimiez celui qu’elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de votre admirable cousine a été en ceci comme en toutes choses, pleine de douceur et de dignité. »

XV.

La veille du départ de M. de La Marche, après l’envoi de la lettre de l’abbé, il s’était passé dans la Varenne un petit événement qui me causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui d’ailleurs s’enchaîna d’une manière remarquable aux événements les plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.

Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah, j’étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général Green, à rassembler les débris de l’armée de Gates, qui était à mes yeux un héros bien supérieur à son rival heureux Washington. Nous venions d’apprendre le débarquement de l’escadre de M. de Ternay, et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de détresse commençait à se dissiper devant l’espoir d’un secours plus considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de ce moment de répit pour nous entretenir enfin d’autre chose que de Cornwallis et de l’infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l’injustice et la cupidité triompher de la cause des peules, nous nous abandonnions à une douce gaieté. Lorsque j’avais une heure de loisir, j’oubliais mes rudes travaux pour me réfugier dans l’oasis de mes pensées, dans la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heure-là, je racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma première toilette, tantôt le mépris et l’horreur de mademoiselle Leblanc pour ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et détaillée de l’habillement, de la démarche et de la conversation de cet énigmatique personnage. Ce n’est pas que Marcasse fût réellement aussi comique qu’il m’apparaissait à travers ma fantaisie ; mais, à vingt ans, un homme n’est qu’un enfant, surtout lorsqu’il est militaire, qu’il vient d’échapper à de grands périls, et que la conquête de sa propre vie le remplit d’un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son cœur en m’écoutant, et m’assurait qu’il donnerait tout son bagage de naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais la description. Le plaisir qu’il trouvait à partager mes enfantillages me donnant de la verve, je ne sais si j’aurais pu résister au désir de charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin, nous nous trouvâmes en présence d’un homme de haute taille, pauvrement vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d’un air grave et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe était pacifiquement baissée jusqu’à terre. Ce personnage ressemblait si fort à celui que je venais de décrire qu’Arthur, frappé de l’à-propos, fut pris d’un rire inextinguible, et, se rangeant de côté pour laisser passer le Sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu d’une quinte de toux convulsive.

Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne manque de frapper vivement l’homme le plus habitué au danger. La jambe en avant, l’œl fixe, le bras étendu, nous nous approchions l’un vers l’autre, moi et lui, non pas l’ombre de Marcase, mais la personne respectable, en chair et en os, de l’hidalgo preneur de taupes.

Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette émotion, qu’Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa gaieté. Le chasseur de belettes n’en fut aucunement ému ; peut-être pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c’était la manière d’aborder les gens sur l’autre rive de l’Océan.

Mais la gaieté d’Arthur faillit redevenir contagieuse