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MAUPRAT.

prit pour répondre dans les mêmes termes que la première fois à un nouvel interrogatoire. Puis un crêpe funèbre sembla s’étendre sur ma tête ; un anneau de fer me serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne voyais plus que moi-même, et je n’entendais que des bruits vagues et incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa ; je ne sais si l’on annonça l’apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement qu’une porte s’ouvrit derrière le tribunal, qu’Arthur s’avança soutenant une femme voilée, qu’il lui ôta son voile après l’avoir fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers elle avec empressement, et qu’un cri d’admiration remplit l’auditoire lorsque la beauté pâle et sublime d’Edmée lui apparut.

En ce moment, j’oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et l’univers entier. Je crois qu’aucune force humaine n’aurait pu s’opposer à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de l’enceinte, et, tombant aux pieds d’Edmée, j’embrassai ses genoux avec effusion. On m’a dit que ce mouvement entraîna le public, et que presque toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n’osèrent railler ; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe complet.

Edmée me regarda longtemps. L’insensibilité de la mort était sur son visage. Il ne semblait pas qu’elle pût jamais me reconnaître. L’assemblée attendait dans un profond silence qu’elle exprimât sa haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes, jeta ses bras autour de mon cou, et perdit connaissance. Arthur la fit emporter aussitôt ; il eut de la peine à me faire retourner à ma place. Je ne savais plus où j’étais ni de quoi il s’agissait ; je m’attachais à la robe d’Edmée, je voulais la suivre. Arthur, s’adressant à la cour, demanda qu’on fit constater de nouveau l’état de la malade par les médecins qui l’avaient examinée dans la matinée. Il demanda et obtint qu’Edmée fût de nouveau appelée en témoignage et confrontée avec moi lorsque la crise qu’elle subissait en cet instant serait passée. « Cette crise n’est pas grave, dit-il ; mademoiselle de Mauprat en a éprouvé plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son voyage. À la suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un développement de plus en plus heureux.

— Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera rappelée dans deux heures si vous croyez que ce temps suffise pour mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le témoin à la requête duquel le premier jugement n’a point reçu d’exécution. »

Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement ; mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu’il lui était impossible de continuer si on ne lui permettait pas d’ôter son habit. Cette toilette d’emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde qu’il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe d’adhésion, accompagné d’un sourire de mépris, que lui fit le président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et, abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il parla à peu près ainsi :

« Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde fois, car j’ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux pas m’expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni contre personne. »

Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance naïve, comme pour lui dire : « Vous voyez tous que je jure, et vous savez que l’on peut croire en moi. » Cette confiance de sa part n’était pas mal fondée. On s’était beaucoup occupé, depuis l’incident du premier jugement, de cet homme extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d’audace et harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et Philadelphes. Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout ce qui se piquait d’un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s’était répandu ; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique, Patience s’était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui avait donné le surnom de grand-juge, parce qu’il intervenait volontiers dans les différends, et les terminait à la satisfaction de chacun avec une bonté et une habileté admirables.

Il parla cette fois d’une voix haute et pénétrante ; il avait dans la voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la circonstance, toujours noble et saisissant ; sa figure courte et socratique était toujours belle d’expression. Il avait toutes les qualités de l’orateur, mais il ne mettait à les produire aucune vanité. Il parla d’une manière claire et concise qu’il avait acquise nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la discussion de leurs intérêts positifs.

« Quand mademoiselle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j’étais à dix pas tout au plus ; mais le taillis est si épais dans cet endroit que je ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On m’avait engagé à faire la chasse. Cela ne m’amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau, que j’ai habitée pendant vingt ans, j’eus envie de revoir mon ancienne cellule, et j’y arrivais à grands pas quand j’entendis le coup. Cela ne m’effraya pas du tout ; c’était si naturel qu’on fit du bruit dans une battue ! Mais quand je fus sorti du fourré, c’est-à-dire environ deux minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j’ai l’habitude de l’appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, ainsi qu’on vous l’a dit, et tenant encore la bride de son cheval qui se cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais elle avait son autre main sur sa poitrine et disait : Bernard, c’est affreux ! je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer. Bernard, où êtes-vous ? venez me voir mourir. Vous tuez mon père. Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval. Je m’élançai vers elle. Ah ! tu l’as vu, Patience ? me dit-elle, n’en parle pas, ne dis pas à mon père… Elle étendit les bras, son corps se roidit ; je la crus morte, et elle ne parla plus que dans la nuit, après qu’on eut retiré les balles de sa poitrine.

— Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat ?

— Je le vis sur le lieu de l’événement, au moment où Edmée perdit connaissance et sembla rendre l’âme ; il était comme fou. Je crus que c’était le remords qui l’accablait ; je lui parlai durement, je le traitai d’assassin. Il ne répondit rien et s’assit à terre auprès de sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu’on l’eut emportée. Personne ne songea à l’accuser ; on pensait qu’il était tombé de cheval, parce qu’on voyait son cheval courir au bord de l’étang ; on crut que sa carabine s’était déchargée en tombant. M. l’abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d’avoir assassiné sa cousine. Les jours suivants Edmée parla ; mais ce ne fut pas toujours en ma présence, et d’ailleurs, depuis ce moment, elle eut presque toujours le délire. Je soutiens qu’elle n’a confié à personne (à mademoiselle Leblanc moins qu’à personne) ce qui s’était passé entre elle et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l’a pas confié plus qu’aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle répondait à nos questions que certainement Bernard ne l’avait pas fait exprès, et plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle demanda à le voir. Mais quand elle avait la fièvre, elle criait : Bernard ! Bernard ! vous avez commis un grand crime, vous avez tué mon père ! C’était là son idée ; elle croyait réellement que son père était mort, et elle l’a cru longtemps. Elle a donc dit très-peu de chose qui ait de la valeur. Tout ce que mademoiselle Leblanc lui a fait dire est faux. Au bout de trois jours elle a cessé de dire des paroles intelligibles, et au bout de huit jours sa maladie a tourné à un silence complet. Elle a chassé mademoiselle Leblanc depuis sept jours qu’elle a retrouvé sa raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de cham-