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HORACE.

génie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le croire, de mon ridicule accès de jalousie.

Cependant Eugénie ne me le pardonna pas aussi aisément que je m’en étais flatté. Je puis même dire qu’elle ne me l’a jamais pardonné. Quoiqu’elle fît, j’en suis convaincu, tous ses efforts pour l’oublier, elle y a toujours pensé avec amertume. Combien de fois ne me l’a-t-elle pas fait sentir, en niant énergiquement que l’amour d’un homme fût à la hauteur de celui d’une femme ! — Le meilleur, le plus dévoué, le plus fidèle de tous, sera toujours prêt, disait-elle, à se méfier de celle qui s’est donnée à lui. Il l’outragera, sinon par des actes, du moins par la pensée. L’homme a pris sur nous dans la société un droit tout matériel ; aussi toute notre fidélité, souvent tout notre amour, se résument pour lui dans un fait. Quant à nous, qui n’exerçons qu’une domination morale, nous nous en rapportons plus à des preuves morales qu’à des apparences. Dans nos jalousies, nous sommes capables de récuser le témoignage de nos yeux ; et quand vous faites un serment, nous nous en rapportons à votre parole comme si elle était infaillible. Mais la nôtre est-elle donc moins sacrée ? Pourquoi avez-vous fait de votre honneur et du nôtre deux choses si différentes ? Vous frémiriez de colère si un homme vous disait que vous mentez. Et pourtant vous vous nourrissez de méfiance, et vous nous entourez de précautions qui prouvent que vous doutez de nous. À celui que des années de chasteté et de sincérité devraient rassurer à jamais, il suffit d’une petite circonstance inusitée, d’une parole obscure, d’un geste, d’une porte ouverte ou fermée, pour que toute confiance soit détruite en un instant.

Elle adressait tous ces beaux sermons à Horace, qui avait l’habitude de se poser pour l’avenir en Othello ; mais, en effet, c’était sur mon cœur que retombaient ces coups acérés. « Où diable prend-elle tout ce qu’elle dit ? observait Horace. Mon cher, tu la laisses trop aller au prêche de la salle Taitbout. »

IX.

La situation de Paul Arsène à l’égard de Marthe était des plus étranges. Soit qu’il n’eût jamais osé lui exprimer son amour, soit qu’elle n’eût pas voulu le comprendre, ils en étaient restés, comme au premier jour, dans les termes d’une amitié fraternelle. Marthe ignorait le dévouement de ce jeune homme ; elle ne savait pas à quelles espérances il avait dû renoncer pour s’attacher à son sort. Il ne lui avait pas caché qu’il eût étudié la peinture ; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultés la nature l’avait doué à cet égard ; et d’ailleurs il attribuait son renoncement à la nécessité de faire venir ses sœurs et de les soutenir. Marthe ne possédait rien, et n’avait rien voulu emporter de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu’elle acceptait, elle ne les attribuait qu’à Eugénie. Elle n’eût pas fui, appuyée sur le bras d’Arsène, si elle eût cru lui devoir d’autres services que de simples démarches auprès d’Eugénie, et un asile auprès de ses sœurs, qu’elle comptait bien indemniser en payant sa part des dépenses. En se dévouant ainsi, Paul avait brûlé ses vaisseaux, et il s’était ôté le droit de lui jamais dire : « Voilà ce que j’ai fait pour vous ; » car, dans l’apparence, il n’avait fait pour elle que ce qui est permis à la plus simple amitié.

Le pauvre enfant était si accablé d’ouvrage, et tenu de si près par son patron, qu’il ne put aller recevoir ses sœurs à la diligence. Marthe ne sortait pas, dans la crainte d’être rencontrée par quelqu’un qui pût mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeâmes, Eugénie et moi, d’aller aider au débarquement de Louison et de Suzanne, nos futures voisines. Louison, l’aînée, était une beauté de village, un peu virago, ayant la voix haute, l’humeur chatouilleuse et l’habitude du commandement. Elle avait contracté cette habitude chez sa vieille tante infirme, qui l’écoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturières, parmi lesquelles la jeune sœur Suzon n’était qu’une puissance secondaire, une sorte de ministre dirigeant les travaux, mais obéissant à la sœur aînée, sans appel. Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l’insatiable besoin de régner qui dévore les souverains.

Suzanne, sans être belle, était agréable et d’une organisation plus distinguée que celle de Louise. Il était facile de voir qu’elle était capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais Louise était, au-dessus et autour d’elle, comme une cloche de plomb, pour l’empêcher de se répandre au dehors et d’en recevoir quelque influence.

Elles accueillirent nos avances, l’une avec surprise et timidité, l’autre avec une raideur un peu brutale. Elles n’avaient aucune idée de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu’il pût y avoir pour Arsène un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent Eugénie d’un air préoccupé, Louise répétant à tout propos : « C’est toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là !

Et Suzanne ajoutant, d’un ton de consternation :

— C’est-il drôle que Paul ne soit pas venu ! »

Il faut avouer que, venant pour la première fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers pour l’examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu’on attelait et dételait, d’employés, de facteurs et de commissionnaires, il était assez naturel qu’elles perdissent la tête et ressentissent un peu de fatigue, d’humeur et d’effroi. Elles s’humanisèrent en voyant que je venais à leur secours, que je veillais à leurs paquets, et que je réglais leurs comptes avec le bureau. À peine se virent-elles installées dans un fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car elles avaient, suivant l’habitude des campagnards, traîné une foule d’objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main jusqu’au coude dans son cabas, en criant : « Attendez, Monsieur ; attendez que je vous paie ! Qu’est-ce que vous avez donné pour nous à la diligence ? Attendez donc ! »

Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immédiatement l’argent que je venais de tirer de ma poche pour elles ; et ce trait de grandeur, que j’étais loin d’apprécier moi-même, commença à me gagner leur considération.

Nous montâmes dans un cabriolet de place, Eugénie et moi, afin de nous trouver en même temps qu’elles à la porte de notre domicile commun.

« Ah ! mon Dieu ! quelle grande maison ! s’écrièrent-elles en la toisant de l’œil ; elle est si haute, qu’on n’en voit pas le faîte. »

Elle leur sembla bien plus haute lorsqu’il fallut monter les quatre-vingt-douze marches qui nous séparaient du sol. Dès le second étage, elles montrèrent de la surprise ; au troisième, elles firent de grands éclats de rire ; au quatrième, elles étaient furieuses ; au cinquième, elles déclarèrent qu’elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne. Louise, découragée, s’assit sur la dernière marche en disant : — « En voilà-t-il une horreur de pays ! »

Suzanne, qui conservait plus d’envie de se moquer que de s’emporter, ajouta : « Ça sera commode, hein ? de descendre et de remonter ça quinze fois par jour ! Il y a de quoi se casser le cou. »

Eugénie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le trouvèrent petit et bas. Une pièce donnait sur le prolongement de mon balcon. Louise s’y avança, et se rejetant aussitôt en arrière, se laissa tomber sur une chaise.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, ça me donne le vertige ; il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher. »

Nous voulûmes les faire souper. Eugénie avait préparé un petit repas dans mon appartement, comptant, à ce moment-là, leur présenter Marthe.

« Vous avez bien de la bonté, monsieur et madame, dit Louison en jetant un coup d’œil prohibitif à Suzanne ; mais nous n’avons pas faim. »