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HORACE.

dans le monde, et quoiqu’elle ne se fût point avoué qu’elle aimait Horace, elle avait le cœur serré d’une épouvante secrète. Il y eut un moment où Horace, riant aux éclats, et faisant la répétition de son entrée, s’approcha d’elle d’une manière comique, lui attribuant le rôle de la comtesse de Chailly. À ce moment-là, Marthe, frappée du salut respectueux qu’il lui adressait, devint tremblante, et se tournant vers moi ;

« Vraiment, dit-elle, est-ce ainsi qu’on salue les grandes dames ?

— Ce n’est pas mal, répondis-je, mais c’est encore un peu leste ; madame de Chailly est une personne âgée. Recommencez-moi cela, Horace. Et puis, tenez, quand vous vous retirerez, madame de Chailly vous invitera certainement à revenir ; elle vous adressera quelques paroles très-cordiales, et il est possible qu’elle vous tende la main, parce qu’elle a coutume d’être extrêmement maternelle pour mes amis. Vous devez alors prendre cette main du bout de vos doigts, et l’approcher de vos lèvres.

— Comme cela ? » dit Horace en essayant de baiser la main de Marthe.

Marthe retira vivement sa main. Sa figure exprimait une vive souffrance.

« Comme cela, en ce cas ? dit Horace en prenant la grosse main rouge de Louison, et en baisant son propre pouce.

— Voulez-vous bien finir vos bêtises ? s’écria Louison toute scandalisée. On a bien raison de dire que le plus beau monde est le plus malhonnête. Voyez-vous ça ! cette vieille comtesse qui se fait baiser les mains par des jeunes gens ! Ah çà ! n’y revenez plus ; je ne suis pas comtesse, moi, et je vous campe le plus beau soufflet….

— Tout doux, ma colombe, répondit Horace en pirouettant, on n’a pas envie de s’y exposer. Allons, Théophile, partons-nous ? Je me sens tout à fait à l’aise, et tu vas voir comme je saurai prendre des airs de marquis. Je vais bien m’amuser. »

Il fit son entrée beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Il traversa une douzaine de personnes pour saluer la maîtresse de maison, sans gaucherie, et avec un air qui n’avait rien de trop dégagé ni de trop humble. Sa figure frappa tout le monde, et la vicomtesse de Chailly, belle-fille de ma vieille comtesse, ne lui témoigna, chose merveilleuse, aucune des méfiances hautaines qu’elle avait en général pour les nouveaux venus.

On venait de prendre le café, on passa au jardin, et l’on s’y distribua en deux groupes : l’un qui se promena avec la belle-mère, active et enjouée, l’autre qui s’assit autour de la bru, romanesque et nonchalante.

C’était un petit jardin à l’ancienne mode, avec des arbres taillés, des statues malingres, et un mince filet d’eau qu’on faisait jaillir quand la vicomtesse l’ordonnait. Elle prétendait aimer ce bruit d’eau fraîche sous le feuillage quand la nuit tombait, parce qu’alors, ne voyant plus ce bassin misérable et cette eau verdâtre, elle pouvait se figurer être à la campagne auprès d’une eau libre et courante à travers les prés.

En parlant ainsi, elle s’étendit sur une causeuse qu’on lui roula du salon sur le gazon un peu jauni du tapis vert. Un petit arbre exotique se penchait sur sa tête avec de faux airs de palmier. Sa cour, composée de ce qu’il y avait de plus jeune et de plus galant dans la société de ce jour-là, s’assit autour d’elle ; et l’on échangea, dans une béatitude un peu guindée, une foule de jolis propos qui ne signifiaient rien du tout. Ce groupe n’eût pas été celui que j’aurais choisi, si la nécessité de surveiller Horace dans sa première apparition ne m’eût forcé d’écouter l’esprit cherché de la vicomtesse, bien inférieur, selon moi, à l’esprit chercheur de sa belle-mère. Je craignais qu’Horace n’en fût bientôt las ; mais, à ma grande surprise, il y trouva un plaisir extrême, quoique son rôle y fut assez délicat et difficile à remplir.

En effet, ce n’était pas une petite épreuve pour son aplomb et son bon sens. Il était évident que, dès le premier coup d’œil, la vicomtesse avait pris une sorte d’intérêt à pénétrer en lui, pour savoir si son ramage se rapportait à son plumage. Au lieu de le tenir à distance jusqu’à ce qu’il eût fait preuve d’esprit à la pointe de l’épée, elle lui facilitait avec une complaisance sournoise l’occasion de montrer d’emblée s’il était un homme de sens ou un sot. Elle mit tout de suite la conversation sur des sujets où il était infaillible qu’il émettrait son sentiment, et l’attaqua indirectement sur la littérature, en jetant à la tête du premier venu cette question insidieuse : « Avez-vous lu la dernière pièce de vers de M. de Lamartine ?

Est-ce à moi, Madame, que ce discours s’adresse ? demanda un jeune poëte monarchique et religieux qui s’était assis presque à ses pieds d’un air contemplatif.

— Comme vous voudrez, » répliqua la vicomtesse en faisant voltiger avec le vent de son éventail ses longues touffes de cheveux châtains roulés en spirales légères.

Le jeune poëte déclara qu’il trouvait les dernières Méditations très-faibles. Depuis qu’il avait perdu l’espoir d’imiter M. de Lamartine, il le rabaissait avec amertume.

La vicomtesse lui fit un peu sentir qu’elle connaissait son motif, et Horace, encouragé par un regard distrait qu’elle laissa tomber sur lui, hasarda quelques syllabes. Des trois ou quatre autres personnes qui le guettaient, trois au moins étaient, de fondation, les adorateurs de la vicomtesse, et par conséquent se sentaient assez mal disposés pour le nouveau venu, dont la crinière avantageuse et la parole accentuée annonçaient quelque prétention à la supériorité. On prit généralement parti contre lui, et même avec assez de malice, espérant qu’il se fâcherait et dirait quelque sottise.

L’attente ne fut qu’à moitié remplie. Il s’emporta, parla beaucoup trop haut, et mit plus d’obstination et d’âpreté qu’il n’était de bon goût et de bonne compagnie de le faire ; mais il ne dit point les sottises auxquelles on s’attendait.

Il en dit d’autres auxquelles on ne s’attendait pas, mais qui donnèrent la plus haute idée de son esprit à la vicomtesse et même à ses adversaires ; car dans un certain monde superficiel et ennuyé, on vous pardonne plus aisément un paradoxe qu’une platitude, et, en faisant preuve d’originalité, on est certain d’être approuvé par plus d’une femme blasée.

Dirai-je toute ma pensée à cet égard ? Je le dois à la vérité. Dussé-je être accusé de trahir les miens, ou du moins de me séparer d’intentions de la classe où je suis né, je suis forcé de déclarer ici que, sauf quelques exceptions, la société légitimiste était encore, en 1831, d’une médiocrité d’esprit incroyable. Cette ancienne causerie française, qu’on a tant vantée, est aujourd’hui perdue dans les salons. Elle est descendue de plusieurs étages ; et si l’on veut trouver encore quelque chose qui y ressemble, c’est dans les coulisses de certains théâtres ou dans certains ateliers de peinture qu’il faut aller la chercher. Là, vous entendez un dialogue plus trivial, mais aussi rapide, aussi enjoué, et beaucoup plus coloré que celui de l’ancienne bonne compagnie. Cela seul pourra donner à un étranger quelque idée de la verve et de la moquerie dont notre nation a eu si longtemps le monopole. Pour ne parler que de l’esprit qui se consomme abondamment dans les mansardes d’étudiant ou d’artiste, je puis bien dire qu’on en débite en une heure, entre jeunes gens animés par la fumée des cigares, de quoi défrayer tous les salons du faubourg Saint-Germain pendant un mois. Il faut l’avoir entendu pour le croire. Moi qui, sans prévention et sans parti pris, passais fréquemment d’une société à l’autre, j’étais confondu de la différence, et je m’étonnais souvent de voir certain bon mot faire le tour d’un salon comme un joyau précieux qu’on se passait de main en main, qui avait tant traîné chez nous que personne n’eût voulu le ramasser. Je ne parle pas de la bourgeoisie en général : elle a bien prouvé qu’elle avait plus d’esprit de conduite que la noblesse ; quant à de l’esprit proprement dit, elle n’en a qu’à la seconde génération. Les parvenus de ce temps-ci ont poussé à l’ombre de l’industrie, dans l’atmosphère pesante des usines, l’âme toute préoccupée de l’amour du gain, et toute paralysée par une ambition égoïste. Mais leurs en-