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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

bien vu aujourd’hui qu’ils vous trouvaient trop sans façon avec nous autres et même avec eux. Allons, Madame, c’est à vous de revenir vous promener au moulin, et à nous qui vous aimons, de ne pas aller nous attabler au château.

— Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne tout le reste, et je me promets de vous convaincre, dit Marcelle en lui tendant la main avec une expression de visage dont la noble chasteté commandait le respect, en même temps que ses manières entraînaient l’affection. Le meunier rougit en recevant cette main délicate dans sa main énorme, et, pour la première fois, il devint timide devant Marcelle, comme un enfant audacieux et bon dont l’orgueil est tout à coup vaincu par l’émotion.

— Je vas monter sur Sophie, et vous servir de guide jusqu’à Blanchemont, dit-il après un instant de silence embarrassé ; ce patachon de malheur vous égarerait encore, quoiqu’il n’y ait pas loin.

— Eh bien ! j’accepte, dit Marcelle ; direz-vous encore que je suis fière ?

— Je dirai, je dirai, s’écria le Grand-Louis en sortant avec précipitation, que si toutes les femmes riches étaient comme vous…

On n’entendit pas la fin de sa phrase, et sa mère se chargea de la terminer.

— Il pense, dit-elle, que si la fille qu’il aime était aussi peu fière que vous, il n’aurait pas tant de tourment.

— Et ne pourrais-je pas lui être utile ? dit Marcelle en songeant avec plaisir qu’elle était riche et saintement prodigue.

— Peut-être qu’en disant du bien de lui devant la demoiselle, car vous la connaîtrez bien vite… Mais bah ! elle est trop riche !

— Nous reparlerons de cela, dit Marcelle en voyant rentrer ses domestiques qui venaient chercher ses paquets. Je reviendrai tout exprès, bientôt, demain, peut-être.

Le patachon roux et rageur avait passé la nuit sous un arbre, n’ayant pu découvrir, à travers l’obscurité, une maison dans la Vallée-Noire. À la pointe du jour, il avait aperçu le moulin, et il y avait été hébergé et restauré lui et son cheval. Dans sa mauvaise humeur, il était fort disposé à répondre avec insolence aux reproches qu’il s’attendait à recevoir. Mais, d’une part, Marcelle ne lui en fit aucun, et de l’autre, le farinier l’accabla de tant de moqueries, qu’il ne put avoir le dernier avec lui, et remonta tout penaud sur son brancard. Le petit Édouard supplia sa mère de le laisser aller à cheval devant le meunier qui le prit dans ses bras avec amour, en disant tout bas à la vieille Marie :

— Si nous en avions un comme ça pour nous réjouir à la maison ? hein, mère ? Mais ça ne sera jamais !

Et la mère comprit qu’il ne voulait se marier qu’avec celle à laquelle il ne pouvait raisonnablement prétendre.

VII.

BLANCHEMONT.

Marcelle ayant embrassé la meunière et largement récompensé en cachette les serviteurs du moulin, remonta gaiement dans l’infernale patache. Son premier essai d’égalité avait épanoui son âme, et la suite du roman qu’elle voulait réaliser se présentait à ses yeux sous les plus poétiques couleurs. Mais le seul aspect de Blanchemont rembrunit singulièrement ses pensées, et son cœur se serra dès qu’elle eut franchi la porte de son domaine.

En remontant le cours de la Vauvre, et après avoir gravi un mamelon assez raide, on se trouve sur le tré ou terrier, c’est-à-dire le tertre de Blanchemont. C’est une belle pelouse ombragée de vieux arbres, et dominant un site charmant, non pas des plus étendus de la Vallée-Noire, mais frais, mélancolique et d’un aspect assez sauvage, à cause de la rareté des habitations dont on aperçoit à peine les toits de chaume ou de tuile brune au milieu des arbres.

Une pauvre église et les maisonnettes du hameau entourent ce tertre incliné vers la rivière, qui fait en cet endroit de gracieux détours. De là un large chemin raboteux conduit au château situé un peu en arrière au-dessous du tertre, au milieu des champs de blé. On rentre en plaine, on perd de vue les beaux horizons bleus du Berri et de la Marche. Il faut monter aux seconds étages du château pour les retrouver.

Ce château n’a jamais été d’une grande défense : les murs n’ont pas plus de cinq à six pieds d’épaisseur en bas, les tours élancées sont encorbellées. Il date de la fin des guerres de la féodalité. Cependant la petitesse des portes, la rareté des fenêtres, et les nombreux débris de murailles et de tourelles qui lui servaient d’enceinte, signalent un temps de méfiance où l’on se mettait encore à l’abri d’un coup de main. C’est un castel assez élégant, un carré long renfermant à tous les étages une seule grande pièce, avec quatre tours contenant de plus petites chambres aux angles, et une autre tour sur la face de derrière servant de cage à l’unique escalier. La chapelle est isolée par la destruction des anciens communs ; les fossés sont comblés en partie, les tourelles d’enceinte sont tronquées à la moitié, et l’étang qui baignait jadis le château du côté du nord est devenu une jolie prairie oblongue, avec une petite source au milieu.

Mais l’aspect encore pittoresque du vieux château ne frappa d’abord que secondairement l’attention de l’héritière de Blanchemont. Le meunier, en l’aidant à descendre de voiture, la dirigeait vers ce qu’il appelait le château neuf et les vastes dépendances de la ferme, situées au pied du manoir antique et bordant une très-grande cour fermée d’un côté par un mur crénelé, de l’autre par une haie et un fossé plein d’eau bourbeuse. Rien de plus triste et de plus déplaisant que cette demeure des riches fermiers. Le château neuf n’est qu’une grande maison de paysan, bâtie, il y a peut-être cinquante ans, avec les débris des fortifications. Cependant les murs solides, fraîchement recrépis, et la toiture en tuiles neuves d’un rouge criard, annonçaient de récentes réparations. Ce rajeunissement extérieur jurait avec la vétusté des autres bâtiments d’exploitation et la malpropreté insigne de la cour. Ces bâtiments sombres, et offrant des traces d’ancienne architecture, mais solides et bien entretenus, formaient un développement de granges et d’étables d’un seul tenant qui faisait l’orgueil des fermiers et l’admiration de tous les agriculteurs du pays. Mais cette enceinte, si utile à l’industrie agricole, et si commode pour l’emménagement du bétail et de la récolte, enfermait les regards et la pensée dans un espace triste, prosaïque et d’une saleté repoussante. D’énormes monceaux de fumier enfoncés dans leurs fosses carrées en pierres de taille, et s’élevant encore à dix ou douze pieds de hauteur, laissaient échapper des ruisseaux immondes qu’on faisait écouler à dessein en toute liberté vers les terrains inférieurs pour réchauffer les légumes du potager. Ces provisions d’engrais, richesse favorite du cultivateur, charment sa vue et font glorieusement palpiter son cœur satisfait, lorsqu’un confrère vient les contempler avec l’admiration de l’envie. Dans les petites exploitations rustiques, ces détails n’offensent pourtant ni les yeux ni l’esprit de l’artiste. Leur désordre, l’encombrement des instruments aratoires, la verdure qui vient tout encadrer, les cachent ou les relèvent ; mais sur une grande échelle et sur un terrain vaste, rien de plus déplaisant que cet horizon d’immondices. Des nuées de dindons, d’oies et de canards se chargent d’empêcher qu’on puisse mettre le pied avec sécurité sur un endroit épargné par l’écoulement des fumerioux (les tas de fumier). Le terrain, inégal et pelé, est traversé par une voie pavée, qui en cet instant, n’était pas plus praticable que le reste. Les débris de la vieille toiture du château neuf étant restés épars sur le sol, on marchait littéralement sur un champ de tuiles brisées. Il y avait pourtant près de six mois que le travail des couvreurs était terminé ; mais ces réparations étaient à la charge du propriétaire, tandis que le soin d’enlever le déchet et de nettoyer la cour regardait le fermier. Il se promettait donc de le faire quand les occupations de l’été auraient cessé et que ses serviteurs