Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
HORACE.

senter au crime un épouvantail après la mort, au malheureux une consolation de l’autre côté du tombeau. Il faut fonder en ce monde la morale et le bien-être, c’est-à-dire l’égalité. Il faut que le titre d’homme vaille à tous ceux qui le portent un même respect religieux pour leurs droits, une pieuse sympathie pour leurs besoins. Notre religion, à nous, c’est celle qui changera d’affreuses prisons en hospices pénitentiaires, et qui, au nom de l’inviolabilité humaine, abolira la peine de mort… Nous n’adoptons plus une foi qui met tout au ciel, qui réduit l’égalité devant Dieu, à cette égalité posthume que le paganisme proclamait aussi bien que le christianisme ; etc. »

« Théophile, s’écria Arsène en mettant sa main dans la mienne, voilà de grandes paroles et une idée neuve, du moins pour moi. Elle me donne tant à réfléchir, que tout mon passé, c’est-à-dire tout ce que j’ai cru jusqu’à ce jour, se bouleverse à mes propres yeux.

— Ce n’est pas une idée qui soit absolument propre à l’orateur que vous venez d’entendre, lui répondis-je : c’est une idée qui appartient au siècle, et qui a été déjà émise sous plusieurs formes. On pourrait même dire que c’est l’idée qui a dominé nos révolutions depuis cent ans, et l’humanité tout entière depuis qu’elle existe, par une instinctive révélation de son droit, plus puissante que les théories religieuses de l’ascétisme et du renoncement. Mais c’est toujours une chose neuve et grande que de voir le droit humain, pris à son point de vue religieux, proclamé par un révolutionnaire. Il y avait bien assez longtemps que vos républicains oubliaient de donner à leurs théories la sanction divine qu’elles doivent avoir. Moi, qui suis légitimiste, ajoutai-je en souriant…

— Ne parlez pas comme cela, reprit vivement Paul Arsène, vous n’êtes pas légitimiste dans le sens qu’on attache à ce mot ; vous sentez que la légitimité est dans le droit du peuple.

— C’est la vérité, Arsène, je le sens profondément ; et quoique mon père fût attaché, de fait et par délicatesse de conscience, aux hommes du passé, plus il approchait de la tombe, plus il s’élevait à la conception et au respect des institutions de l’avenir. Croyez-vous que Chateaubriand ne se soit pas dit cent fois que Dieu est au-dessus des lois, dans le même sens que Cavaignac vous proclamait aujourd’hui le droit de la société au-dessus de celui des riches ?

— À la bonne heure, dit Arsène. Il est donc vrai que nous avons droit au bonheur en cette vie, que ce n’est pas un crime de le chercher, et que Dieu même nous en fait un devoir ? Cette idée ne m’avait pas encore frappé. J’étais partagé entre un sentiment révolutionnaire qui me rendait presque athée, et des retours vers la dévotion de mon enfance qui me rendaient compatissant jusqu’à la faiblesse. Ah ! si vous saviez comme j’ai été froidement cruel aux trois journées au milieu de mon délire ! Je tuais des hommes, et je leur disais : Meurs, toi qui as fait mourir ! Sois tué, toi qui tues ! Cela me paraissait l’exercice d’une justice sauvage ; mais je m’y sentais forcé par une impulsion surnaturelle. Et puis, quand je fus calmé, quand je m’agenouillai sur les tombes de juillet, je pensai à Dieu, à ce Dieu de soumission et d’humilité qu’on m’avait enseigné, et je ne savais plus où réfugier ma pensée. Je me demandais si mon frère était damné pour avoir levé la main contre la tyrannie, et si je le serais pour avoir vengé mon frère et mes frères les hommes du peuple. Alors j’aimais mieux ne croire rien ; car je ne pouvais comprendre qu’au nom de Jésus crucifié, il fallût se laisser mettre en croix par les délégués de ses ministres. Voilà où nous en sommes, nous autres enfants de l’ignorance : athées ou superstitieux, et souvent l’un et l’autre à la fois. Mais à quoi songent donc nos instituteurs, les chefs républicains, de ne pas nous parler de ce qui est le fond même de notre être, le mobile de toutes nos actions ! Nous prennent-ils pour des brutes, qu’ils ne nous promettent jamais que la satisfaction de nos besoins matériels ? Croient-ils que nous n’ayons pas des besoins plus nobles, celui d’une religion, tout aussi bien qu’ils peuvent l’avoir ? Ou bien est-ce qu’ils ne l’ont pas eux ? Est-ce qu’ils seraient plus grossiers, plus incrédules que nous ? Allons, ajouta-t-il, Godefroy Cavaignac sera mon prêtre, mon prophète ; j’irai lui demander ce qu’il faut croire sur tout cela.

— Il ne pourra que vous dire d’excellentes choses, cher Arsène, lui répondis-je ; mais ne croyez pas, encore une fois, que le seul foyer des idées nouvelles soit dans cette opinion. Élevez votre esprit à une conception plus vaste du temps où nous vivons. Ne vous donnez pas exclusivement à tel ou tel homme comme à la vérité incarnée ; car les hommes sont mobiles. Quelquefois en croyant progresser, ils reculent ; en croyant s’améliorer, ils s’égarent. Il y en a même qui perdent leur générosité avec leur jeunesse, et qui se corrompent étrangement ! Mais attachez-vous à ces mêmes idées dont vous cherchez la solution. Instruisez-vous en buvant à différentes sources. Voyez, lisez, comparez, et réfléchissez. Votre conscience sera le lien logique entre plusieurs notions contradictoires en apparence. Vous verrez que les hommes probes ne diffèrent pas tant sur le fond des choses que sur les mots ; qu’entre ceux-là un peu d’amour-propre jaloux est quelquefois le seul obstacle à l’unité de croyances ; mais qu’entre ceux-là et les hommes du pouvoir, il y a l’immense abîme qui sépare la privation de la jouissance, le dévouement de l’égoïsme, le droit de la force.

— Oui, il faudrait s’instruire, dit Arsène. Hélas ! si j’avais le temps ! Mais quand j’ai passé ma journée entière à faire des chiffres, je n’ai plus la force de lire ; mes yeux se ferment malgré moi, ou bien j’ai la fièvre ; et, au lieu de suivre avec l’esprit ce que je lis avec les yeux, je poursuis mes propres divagations en tournant des pages que j’ai remplies moi-même. Il y a longtemps que j’ai envie d’apprendre ce que c’est que le fouriérisme. Aujourd’hui, Cavaignac l’a cité, ainsi que la Revue Encyclopédique et les saint-simoniens. Il a dit de ces derniers, qu’au milieu de leurs erreurs, ils avaient soutenu avec dévouement des idées utiles, et développé le principe d’association. Eugénie, j’irai les entendre prêcher. »

Eugénie était là sur son terrain ; c’était une adepte assez fervente de la réhabilitation des femmes. Elle commença à endoctriner son ami le Masaccio, ce qu’elle n’avait pas fait encore ; car elle était de ces esprits délicats et prudents qui ne risquent pas leur influence à moins d’une occasion sûre. Elle savait attendre comme elle savait choisir. Elle ne m’avait pas parlé dix fois de ses croyances saint-simoniennes ; mais elle ne l’avait jamais fait sans produire sur moi une grande impression. Je connaissais mieux qu’elle peut-être, par l’examen et par la lecture, le fort et le faible de cette philosophie ; mais j’admirais toujours avec quelle pureté d’intention et quelle finesse de tact elle savait éliminer tacitement des discussions où s’élaborait la doctrine des adeptes secondaires, tout ce qui révoltait ses instincts nobles et pudiques, pour conclure souvent a priori, des secrètes élucubrations des maîtres, ce qui répondait à sa fierté naturelle, à sa droiture et à son amour de la justice. Je me disais parfois que cette femme forte et intelligente appelée par les apôtres à formuler les droits et les devoirs de la femme, c’eût été Eugénie. Mais, outre que sa réserve et sa modestie l’eussent empêchée de monter sur un théâtre où l’on jouait trop souvent la comédie sociale au lieu du drame humanitaire, les saint-simoniens, dans la déviation inévitable où leurs principes se trouvaient alors, l’eussent jugée, ceux-ci trop rigide, ceux-là trop indépendante. Le moment n’était pas venu. Le saint-simonisme accomplissait une première phase, qui devait laisser une lacune avant la seconde. Eugénie le sentait, et prévoyait qu’il faudrait encore dix ans, vingt ans d’arrêt peut-être, avant que la marche progressive du saint-simonisme pût être reprise.

Paul Arsène, frappé de ce qu’elle lui fit entrevoir dans une première conversation, alla écouter les prédications saint-simoniennes. Il se lia avec de jeunes apô-