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HORACE.

ce monde-là, nul ne rougit d’être pauvre, et l’on se conte l’un à l’autre en riant qu’on n’a pas dîné la veille, faute de neuf sous pour payer son écot chez Rousseau. Mais quand on a fréquenté les salons fermés aux nécessiteux, quand on a éclaboussé de son équipage les amis qui vont à pied, on cache son indigence comme un vice et sa faim comme un opprobre.

Cependant, un soir, Horace se décida à monter chez moi, non sans être revenu sur ses pas dix fois au moins. Son aspect était déchirant à voir ; sa figure était flétrie, ses joues creusées, ses yeux éteints. Sa chevelure en désordre portait encore les traces de la frisure, et, cherchant à reprendre son attitude naturelle, se dressait par mèches raides et contournées autour de son front. Le courage de dissimuler sa misère sous un essai de propreté lui avait manqué. On voyait dans toute sa personne négligée et débraillée le découragement profond où il s’était laissé tomber. Sa chemise fine et plissée avec recherche, était sale et chiffonnée. Son habit, d’une coupe élégante, avait plusieurs boutons emportés ou brisés, et l’on voyait que depuis plusieurs jours il n’avait pas songé à le brosser. Ses bottes étaient couvertes d’une boue sèche. Il n’avait pas de gants, et il portait, en guise de canne, un gros bâton plombé, comme s’il eût été sans cesse en garde contre quelque guet-apens.

Heureusement nous étions prévenus, Eugénie et moi, et nous ne fîmes paraître aucune surprise de le voir ainsi métamorphosé. Nous feignîmes de ne pas nous en apercevoir, et, sans lui faire de questions, nous lui proposâmes bien vite de dîner avec nous. Nous avions déjà dîné pourtant ; mais Eugénie, en moins d’un quart d’heure, nous organisa un nouveau repas auquel nous fîmes semblant de toucher, et dont Horace avait trop besoin pour s’apercevoir de la supercherie. Il était si affamé, qu’il éprouva un accablement extraordinaire aussitôt qu’il se fut assouvi, et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevée. L’appartement que Marthe avait occupé à côté du nôtre se trouvait par hasard vacant. Nous y portâmes à la hâte un lit de sangle et quelques chaises ; puis, s’approchant d’Horace avec douceur, Eugénie lui dit :

« Vous êtes fort souffrant, mon cher Horace, et vous feriez bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers à un ami de province, et qui est encore là tout prêt. Profitez-en jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux.

— Il est vrai que je me sens tout à fait malade, répondit Horace ; et si je ne suis pas indiscret, j’accepte l’hospitalité jusqu’à demain. » Il se laissa conduire dans la chambre de Marthe, et ne parut frappé d’aucun souvenir pénible. Il était comme abruti, et cet état, si contraire à son animation naturelle, avait quelque chose d’effrayant.

Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul Arsène entra chez nous, portant l’enfant de Marthe dans ses bras. « Je vous apporte votre filleul, dit-il à Eugénie, qui avait pris ce gros garçon en affection, et qui lui avait donné le nom d’Eugène. Sa mère est accablée de travail aujourd’hui, et moi par conséquent. Elle débute ce soir au Gymnase, où je suis reçu caissier comme vous savez. La mère Olympe est un peu malade et perd la tête. Nous craignons que notre trésor ne soit mal soigné. Il faut que vous veniez à notre secours et que vous le gardiez toute la journée, si vous pouvez le faire sans trop vous gêner.

— Donnez-moi bien vite le trésor, s’écria Eugénie en s’emparant avec joie du marmot, que, dans sa tendresse naïve et grande, Arsène n’appelait plus autrement.

— Le trésor est adorable, lui dis-je ; mais songez-vous à l’entrevue qui est inévitable tout à l’heure ?…

— Arsène, dit Eugénie, prends ton courage et ton sang-froid à deux mains : Horace est ici. »

Arsène pâlit, « N’importe, dit-il ; d’après ce que vous m’aviez confié, je devais bien m’attendre à l’y rencontrer un de ces jours. Le nom de l’enfant n’est point écrit sur son front, et d’ailleurs, grâce à lui, le trésor est anonyme. Pauvre ange ! ajouta-t-il en embrassant le fils d’Horace ; je vous le confie, Eugénie ; ne le rendez pas à son possesseur légitime.

— Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille ! répondit-elle avec un soupir. Vous avertissez votre femme, afin qu’elle ne vienne pas ici durant quelques jours. Horace ne peut pas rester à Paris, et il est facile d’éviter cette rencontre.

— Je le désire beaucoup, dit Arsène ; il me semble que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans lui faire du mal. Cependant, si elle désire le voir, que sa volonté soit faite ! Jusqu’ici elle dit qu’elle ne le veut pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir. »

« Ah ! vous avez un enfant ? dit Horace avec indifférence, lorsqu’il entra chez nous vers dix heures pour déjeuner.

— Oui, nous avons un enfant, répondit Eugénie avec un sentiment secret de malice austère. Comment le trouvez-vous ? »

Horace le regarda. « Il ne vous ressemble pas, dit-il avec la même indifférence. Il est vrai que ces poupons-là ne ressemblent à rien, ou plutôt ils se ressemblent tous : je n’ai jamais compris qu’on pût distinguer un petit enfant d’un autre enfant du même âge. Combien a celui-là ? un mois ? deux mois ?

— On voit bien que vous n’en avez jamais regardé un seul ! dit Eugénie. Celui-ci a huit mois, et il est superbe pour son âge. Vous ne trouvez pas que ce soit un bel enfant ?

— Je ne m’y connais pas du tout. Je le trouverai délirant si cela vous fait plaisir… Mais j’y songe ! il est impossible que vous soyez sa mère. Je vous ai vue il y a huit mois… Allons donc ! cet enfant n’est pas à vous.

— Non, dit Eugénie brusquement. Je me moquais de vous, c’est l’enfant de mon portier, c’est mon filleul.

— Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout en faisant votre ménage ?

— Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui présentant, pendant que je servirai le déjeuner ?

— Si cela nous fait déjeuner un peu plus vite, je le veux bien ; mais je vous assure que je ne sais comment toucher à cela, et que s’il lui prend fantaisie de crier, je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par terre. Fi ! puisque vous n’êtes pas sa mère, je puis bien vous dire, Eugénie, que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses yeux ronds !

— Il est plus beau que vous, s’écria Eugénie avec une colère ingénue, et vous n’êtes pas digne d’y toucher.

— Tenez, le voilà qui piaille, dit Horace : permettez-moi de le reporter dans la loge de ses chers parents. »

L’enfant, effrayé de la grosse barbe noire d’Horace, s’était rejeté, en criant, dans le sein d’Eugénie.

« Et moi, dit-elle en le caressant pour l’apaiser, moi qui serais si heureuse d’avoir un enfant comme toi, mon pauvre trésor ! »

Horace sourit dédaigneusement, et, s’enfonçant dans un fauteuil, il devint rêveur. Le passé sembla enfin se réveiller dans sa mémoire, et il me dit avec abattement, lorsque Eugénie, ayant déposé l’enfant sur mes genoux, passa dans la chambre voisine : « Jamais Eugénie ne me pardonnera de n’avoir pas compris les joies de la paternité : vraiment, les femmes sont injustes et impitoyables. J’y ai beaucoup réfléchi, depuis mon malheur ; et j’ai eu beau chercher comment les délices de la famille pouvaient être appréciables à un homme de vingt ans, je ne l’ai pas trouvé. Si un enfant pouvait venir au monde à l’âge de dix ans, au développement de sa beauté et de son intelligence (en supposant gratuitement qu’il ne fût ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je comprendrais, jusqu’à un certain point, qu’on pût s’intéresser à lui. Mais soigner ce petit être malpropre, rechigné, stupide, et pourtant despotique, c’est le fait des femmes, et Dieu leur a donné pour cela des entrailles différentes des nôtres.

— Cela n’est vrai que jusqu’à un certain point, répondis-je. Les femmes les aiment plus délicatement, et s’entendent mieux à les élever durant les premières années ; mais je n’ai jamais compris, moi, qu’en présence de cet