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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

où je pourrai peut-être vous faire comprendre pourquoi je suis ainsi.

— Faites excuse, mais je m’en doute.

— Non.

— Si fait, et la preuve, c’est que je ne peux pas vous le dire. Ce sont des affaires délicates, et vous me diriez que je suis trop osé de vous questionner là-dessus. Si vous saviez pourtant, comme sur ce chapitre-là, je suis penaud et capable de comprendre les peines des autres ! Je vous dirai mes soucis, moi ! Oui, le tonnerre m’écrase ! je vous les dirai. Il n’y aura que vous et ma mère qui saurez cela. Vous me direz quelques bonnes paroles qui me remettront peut-être l’esprit.

— Et si je vous disais, à mon tour, que je m’en doute ?

— Vous devez vous en douter ! preuve qu’il y a de l’amour et de l’argent mêlés dans toutes ces affaires-là.

— Je veux que vous me fassiez vos confidences, Grand-Louis ; mais voici le vieux Lapierre qui monte. Nous nous reverrons bientôt, n’est-ce pas ?

— Il le faut, dit le meunier en baissant la voix, car j’ai sur vos affaires avec le Bricolin bien des choses à vous demander. J’ai peur que ce gaillard-là ne vous mène un peu trop durement, et qui sait ! tout paysan que je suis, je pourrais peut-être vous rendre service. Voulez-vous me traiter en ami ?

— Certainement.

— Et vous ne ferez rien sans m’avertir ?

— Je vous le promets, ami. Voici Lapierre.

— Faut-il que je m’en aille ?

— Allez ici à côté, avec Édouard. J’aurai peut-être besoin de vous consulter, si vous avez le temps d’attendre quelques minutes de plus.

— C’est dimanche… D’ailleurs, ça serait tout autre jour… !

X.

CORRESPONDANCE.

Lapierre entra. Suzette lui avait déjà tout dit. Il était pâle et tremblant. Vieux et incapable d’un service pénible, il n’était pour Marcelle qu’un porte-respect en voyage. Mais, sans le lui avoir jamais exprimé, il lui était sincèrement attaché, et, malgré l’aversion qu’il éprouvait déjà, aussi bien que Suzette, pour la Vallée-Noire et le vieux château, il refusa de quitter sa maîtresse et déclara qu’il la servirait pour aussi peu de gages qu’elle jugerait à propos de lui en donner.

Marcelle, touchée de son noble dévouement, lui serra affectueusement les mains, et vainquit sa résistance en lui démontrant qu’il lui serait plus utile en retournant à Paris qu’en restant à Blanchemont. Elle voulait se défaire de son riche mobilier, et Lapierre était très-capable de présider à cette vente, d’en recueillir le prix et de le consacrer au paiement des petites dettes courantes que madame de Blanchemont avait pu laisser à Paris. Probe et entendu, Lapierre fut flatté de jouer le rôle d’une espèce d’homme d’affaires, d’un homme de confiance, à coup sûr, et de rendre service à celle dont il se séparait à regret. Les arrangements de départ furent donc faits. Ici, Marcelle, qui pensait à tous les détails de sa position avec un sang-froid remarquable, rappela le Grand-Louis et lui demanda s’il pensait qu’on put vendre dans le pays la calèche qu’elle avait laissée à ***.

— Ainsi vous brûlez vos vaisseaux ? répondit le meunier. Tant mieux pour nous ! Vous resterez peut-être ici, et je ne demande qu’à vous y garder. Je vais souvent à *** pour des affaires que j’y ai, et pour voir une de mes sœurs qui y est établie. Je sais à peu près tout ce qui se passe dans ce pays-là, et je vois bien d’ailleurs que tous nos bourgeois, depuis quelques années, ont la rage des belles voitures et de toutes les choses de luxe. J’en sais un qui veut en faire venir une de Paris ; la vôtre est toute rendue, ça lui épargnera la dépense du transport, et dans notre pays, tout en faisant de grosses folies, on regarde encore aux petites économies. Elle m’a paru belle et bonne, cette voiture. Combien cela vaut-il, une affaire comme ça ?

— Deux mille francs.

— Voulez-vous que j’aille avec M. Lapierre jusqu’à *** ? Je le mettrai en rapport avec les acheteurs, et il touchera l’argent, car chez nous on ne paie comptant qu’aux étrangers.

— Si ce n’était pas abuser de votre temps et de votre obligeance, vous feriez seul cette affaire.

— J’irai avec plaisir ; mais ne parlez pas de cela à M. Bricolin, il serait capable de vouloir l’acheter, lui, la calèche !

— Eh bien ! pourquoi non ?

— Ah bon ! il ne manquerait plus que ça pour faire tourner la tête à… aux personnes de sa famille ! D’ailleurs, le Bricolin trouverait moyen de vous la payer moitié de ce qu’elle vaut. Je vous dis que je m’en charge.

— En ce cas, vous me rapporterez l’argent, s’il est possible ? car je croyais avoir à en toucher ici, au lieu qu’il me faudra sans doute en restituer.

— Eh bien, nous partirons ce soir ; à cause du dimanche, ça ne me dérangera pas ; et si je ne reviens pas demain soir ou après-demain matin avec deux mille francs, prenez-moi pour un vantard.

— Que vous êtes bon, vous ! dit Marcelle en songeant à la rapacité de son riche fermier.

— Il faudra que je vous rapporte aussi vos malles, que vous avez laissées là-bas ? dit le Grand-Louis.

— Si vous voulez bien louer une charrette et me les faire envoyer…

— Non pas ! à quoi bon louer un homme et un cheval ? Je mettrai Sophie au tombereau, et je parie que mademoiselle Suzette aimera mieux voyager en plein air sur une botte de paille, avec un bon conducteur comme moi, qu’avec cet enragé patachon dans son panier à salade. Ah ça ! tout n’est pas dit. Il vous faut une servante, celles de M. Bricolin ont trop d’occupation pour amuser votre coquin d’enfant du matin au soir. Ah ! si j’avais le temps, moi ! nous ferions une belle vie ensemble, avec ça que j’adore les enfants et que celui-là a plus d’esprit que moi ! je vas vous prêter la petite Fanchon, la servante à ma mère. Nous nous en passerons bien pendant quelque temps. C’est une petite fille qui aura soin du petit comme de la prunelle de ses yeux, et qui fera tout ce que vous lui commanderez. Elle n’a qu’un défaut, c’est de dire trois fois plaît-il ? à chaque parole qu’on lui adresse. Mais que voulez-vous, elle s’imagine que c’est une politesse, et qu’on la gronderait si elle ne faisait pas semblant d’être sourde.

— Vous êtes ma Providence, dit Marcelle, et j’admire que, dans une situation qui devait me susciter mille embarras, il se trouve sur mon chemin un cœur excellent qui vienne à mon secours.

— Bah ! bah ! ce sont de petits services d’amitié, que vous me rendrez d’une autre façon. Vous m’avez déjà grandement servi, sans vous en douter, depuis que vous êtes ici !

— Et comment cela ?…

— Ah ! dame ! nous causerons de cela plus tard, dit le meunier d’un air mystérieux, et avec un sourire où le sérieux de sa passion faisait un étrange contraste avec l’enjouement de son caractère.

Le départ du meunier et des domestiques ayant été résolu d’un commun accord pour le soir même, à la fraîche, comme disait Grand-Louis, Marcelle, n’ayant plus que quelques instants pour écrire avant le dîner de la ferme, traça rapidement les deux billets suivants :

PREMIER BILLET.

Marcelle, baronne de Blanchemont, à la comtesse de Blanchemont, sa belle-mère.
« Chère maman,

« Je m’adresse à vous comme à la plus courageuse des femmes et à la meilleure tête de la famille, pour vous annoncer et vous charger d’annoncer au respectable comte