Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
LEONE LEONI.

assez forte qui m’est due. Pendant ce temps, soigne-toi bien, rétablis ta santé, mets en ordre toutes les requêtes de nos créanciers, et fais les apprêts de notre départ. Dans huit jours, dans quinze au plus, je reviendrai payer nos dettes et te chercher pour aller vivre avec toi où tu voudras, pour toujours.

Je crus à tout, je consentis à tout. Il partit, et la maison fut fermée. Je n’attendis pas que je fusse entièrement guérie pour m’occuper de remettre tout en ordre et de reviser les mémoires des fournisseurs. J’espérais que Leoni m’écrirait dès son arrivée à Milan, comme il me l’avait promis ; il fut plus de huit jours sans me donner de ses nouvelles. Il m’annonça enfin qu’il était sûr de toucher beaucoup plus d’argent que nous n’en devions, mais qu’il serait obligé de rester vingt jours absent au lieu de quinze. Je me résignai. Au bout de vingt jours, une nouvelle lettre m’annonça qu’il était forcé d’attendre ses rentrées jusqu’à la fin du mois. Je tombai dans le découragement. Seule dans ce grand palais, où, pour échapper aux insolentes visites des compagnons de Leoni, j’étais obligée de me cacher, de baisser les stores de ma fenêtre et de soutenir une espèce de siège, dévorée d’inquiétude, malade et faible, livrée aux plus noires réflexions et à tous les remords que l’aiguillon du malheur réveille, je fus plusieurs fois tentée de mettre fin à ma déplorable vie.

Mais je n’étais pas au bout de mes souffrances.

XIII.

Un matin, que je croyais être seule dans le grand salon et que je tenais un livre ouvert sur mes genoux, sans songer à le regarder, j’entendis du bruit auprès de moi, et, sortant de ma léthargie, je vis la détestable figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j’allais le chasser, lorsqu’il se confondit en excuses d’un air à la fois respectueux et railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu’il avait forcé ma porte sur l’autorisation d’une lettre de Leoni, qui l’avait spécialement chargé de venir s’informer de ma santé et de lui en donner des nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j’allais le lui dire ; mais, sans m’en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un sang-froid si impudent, qu’à moins d’appeler mes gens, il m’eût été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien comprendre.

— Je vois, Madame, me dit-il d’un air d’intérêt hypocrite, que vous êtes informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que mes faibles ressources sont à sa disposition ; c’est malheureusement bien peu de chose pour contenter la prodigalité d’un caractère si magnifique. Ce qui me console, c’est qu’il est courageux, entreprenant et ingénieux. Il a refait plusieurs fois sa fortune ; il la relèvera encore. Mais vous aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate et si digne d’un meilleur sort ! C’est pour vous que je m’afflige profondément des folies de Leoni et de toutes celles qu’il va encore commettre avant de trouver des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand on a toujours vécu dans le luxe…

Je l’interrompis brusquement ; car je crus voir où il voulait en venir avec son injurieuse compassion. Je ne comprenais pas encore toute la bassesse de ce personnage.

Devinant ma méfiance, il s’empressa de la combattre. Il me fit entendre, avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu’il se jugeait trop vieux et trop peu riche pour m’offrir son appui, mais qu’un jeune lord immensément riche, qui m’avait été présenté par lui, et qui m’avait fait quelques visites, lui avait confié l’honorable message de me tenter par des promesses magnifiques. Je n’eus pas la force de répondre à cet affront ; j’étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans rien dire. L’infâme Chalm crut que j’étais ébranlée ; et, pour me décider entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise, qu’il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu’il lui avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.

L’indignation me rendit enfin la présence d’esprit dont j’avais besoin pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt remis de son trouble. — Je vois, Madame, me dit-il, que votre jeunesse et votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m’accusez ; moi, je vous connais et vous estime. J’aurai, pour entendre vos reproches et vos injures, tout le stoïcisme dont le véritable dévouement doit savoir s’armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée et de quelle abjection je veux vous retirer.

Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule caractère en fut comme subjugué. Un instant je pensai que, dans le trouble de mes malheurs, j’avais peut-être méconnu un homme sincère. Fascinée par l’impudente sérénité de son visage, j’oubliai les dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui laissai le temps de parler. Il vit qu’il fallait profiter de ce moment d’incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des renseignements d’une odieuse vérité.

— J’admire, dit-il, comment votre cœur, facile et confiant, a pu s’attacher si longtemps à un caractère semblable. Il est vrai que la nature l’a doté de séductions irrésistibles, et qu’il a une habileté extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de la loyauté. Toutes les villes de l’Europe le connaissent pour un roué charmant. Quelques personnes seulement en Italie savent qu’il est capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies innombrables. Aujourd’hui vous le verrez se modeler sur le type de Lovelace, demain sur celui du pastor Fido. Comme il est un peu poëte, il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de singer toutes les vertus, d’étudier et de jouer tous les rôles. Il croit sentir tout ce qu’il imite, et quelquefois il s’identifie tellement avec le personnage qu’il a choisi, qu’il en ressent les passions et en saisit la grandeur. Mais, comme le fond de son âme est vil et corrompu, comme il n’y a en lui qu’affectation et caprice, le vice se réveille tout à coup dans son sang, l’ennui de son hypocrisie le jette dans des habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être naturelles. Ceux qui ne l’ont vu que sous une de ses faces mensongères s’étonnent et le croient devenu fou ; ceux qui savent que son caractère est de n’en avoir aucun de vrai, sourient et attendent paisiblement quelque nouvelle invention.

Quoique ce portrait horrible me révoltât au point de me suffoquer, il me semblait y voir briller des traits d’une lumière accablante. J’étais atterrée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d’un air effaré : il s’applaudit de sa puissance, et continua :

— Ce caractère vous étonne ; si vous aviez plus d’expérience, ma chère dame, vous sauriez qu’il est fort répandu dans le monde. Pour l’avoir à un certain degré, il faut une certaine supériorité d’intelligence ; et si beaucoup de sots s’en abstiennent, c’est qu’ils sont incapables de le soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se renfermer dans une manière d’être obstinée qu’il prendra pour une spécialité, et qui le consolera des succès d’autrui. Il s’avouera moins brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n’est peuplée que d’imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien considéré, j’aime encore mieux les derniers ; j’ai assez de prudence pour m’en préserver et assez de tolérance pour m’en amuser. Mieux vaut rire avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bon homme ennuyeux. C’est pourquoi vous m’avez vu dans l’intimité d’un homme que je n’aime ni n’estime. D’ailleurs j’étais attiré ici par vos manières affables, par votre angélique douceur ; je me sentais pour vous une amitié paternelle. Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m’avait pris pour confident de la passion violente qu’il a conçue pour vous. Je l’avais présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez pas plus longtemps dans la