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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

taquin ou timide, ne pouvait l’excuser de son manque d’esprit qu’en vantant son excellent cœur. On fut donc étonné d’abord de voir madame de Blanchemont causer avec lui avec une sorte de préférence, et quand elle l’eut amené à oublier le trouble que lui causait la présence de Rose et le mauvais vouloir de sa mère, on fut bien plus étonné encore de l’entendre si bien parler. Cinq ou six fois M. Bricolin, qui, ne se doutant nullement de son amour pour sa fille, l’écoutait avec bienveillance, fut émerveillé, et s’écria en frappant sur la table :

— Tu sais donc cela, toi ? Où diable as-tu pêché tout cela ?

— Bah ! dans la rivière ! répondait Grand-Louis avec gaieté.

Madame Bricolin tomba peu à peu dans un silence sombre en voyant le succès de son ennemi ; elle formait la résolution d’avertir le soir même M. Bricolin de la découverte qu’elle avait faite ou cru faire des sentiments de ce paysan pour sa demoiselle.

Quant à la vieille mère Bricolin, elle ne comprenait rien du tout à la conversation ; mais elle trouvait que le meunier parlait comme un livre, parce qu’il assemblait plusieurs phrases de suite, sans hésiter et sans se reprendre. Rose n’avait pas l’air d’écouter, mais elle ne perdait rien ; et involontairement ses yeux s’arrêtaient sur le Grand-Louis. Il y avait là un cinquième Bricolin auquel Marcelle fit peu d’attention. C’était le vieux père Bricolin, vêtu en paysan comme sa femme, mangeant bien, ne disant mot, et n’ayant pas l’air d’en penser davantage. Il était presque sourd, presque aveugle, et paraissait complètement idiot. Sa vieille moitié l’avait amené à table en le conduisant comme un enfant. Elle s’occupait beaucoup de lui, remplissait son assiette et son verre, lui ôtait la mie de son pain, parce que, n’ayant plus de dents, ses gencives, durcies et insensibles, ne pouvaient broyer que les croûtes les plus dures, et ne lui adressait pas une parole, comme si c’eût été peine perdue. Lorsqu’il s’assit, elle lui fit entendre cependant qu’il fallait ôter son chapeau à cause de madame de Blanchemont. Il obéit, mais ne parut pas comprendre pourquoi, et il le remit aussitôt, liberté que, d’après l’usage du pays, M. Bricolin, son fils, se permit également. Le meunier, qui n’y avait pas dérogé le matin au moulin, fourra cependant son bonnet dans sa poche sans qu’on s’en aperçût, partagé entre un nouvel instinct de déférence que Marcelle lui inspirait pour les femmes, et la crainte de paraître jouer au freluquet pour la première fois de sa vie.

Cependant, tout en admirant ce qu’il appelait le beau bagout du grand farinier, M. Bricolin se trouva bientôt d’un autre avis que lui sur toutes choses. En agriculture, il prétendait qu’il n’y avait rien de neuf à tenter, que les savants n’avaient jamais rien découvert, qu’en voulant innover on se ruinait toujours ; que, depuis que le monde est monde jusqu’au jour d’aujourd’hui, on avait toujours fait de même, et qu’on ne ferait jamais mieux.

— Bon ! dit le meunier. Et les premiers qui ont fait ce que nous faisons aujourd’hui, ceux qui ont attelé des bœufs pour ouvrir la terre et pour ensemencer, ils ont fait du neuf cependant, et on aurait pu les en empêcher en se persuadant qu’une terre qu’on n’avait jamais cultivée ne deviendrait jamais fertile ? C’est comme en politique ; dites donc, monsieur Bricolin, s’il y a cent ans, on vous avait dit que vous ne paieriez plus ni dîmes ni redevances ; que les couvents seraient détruits…

— Bah ! bah ! je ne l’aurais peut-être pas cru, c’est vrai ; mais c’est arrivé parce que ça devait arriver. Tout est pour le mieux au jour d’aujourd’hui ; tout le monde est libre de faire fortune, et on n’inventera jamais mieux que ça.

— Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les bêtes, qu’est-ce que vous en faites ?

— Je n’en fais rien, puisqu’ils ne sont bons à rien. Tant pis pour eux !

— Et si vous en étiez, monsieur Bricolin, ce qu’à Dieu ne plaise ! (vous en êtes bien loin) diriez-vous : « Tant pis pour moi ? » Non, non, vous n’avez pas dit ce que vous pensiez, en répondant tant pis pour eux ! vous avez trop de cœur et de religion pour ça.

— De la religion, moi ? Je m’en moque, de la religion, et toi aussi. Je vois bien que ça essaie de revenir, mais je ne m’en inquiète guère. Notre curé est un bon vivant, et je ne le contrarie pas. Si c’était un cagot, je l’enverrais joliment promener. Qu’est-ce qui croit à toutes ces bêtises-là au jour d’aujourd’hui ?

— Et votre femme, et votre mère, et votre fille, disent-elles que ce sont des bêtises ?

— Oh ! ça leur plaît, ça les amuse. Les femmes ont besoin de ça à ce qu’il paraît.

— Et nous autres paysans, nous sommes comme les femmes, nous avons besoin de religion.

— Eh bien ! vous en avez une sous la main ; allez à la messe, je ne vous en empêche pas, pourvu que vous ne me forciez pas d’y aller.

— Cela peut arriver cependant, si la religion que nous avons redevient fanatique et persécutante comme elle l’a été si fort et si souvent.

— Elle ne vaut donc rien ? laissez-la tomber. Je m’en passe bien, moi ?

— Mais puisqu’il nous en faut une absolument, à nous autres, c’est donc une autre qu’il faudrait avoir ?

— Une autre ! une autre ! diable ! comme tu y vas ! Fais-en donc une, toi !

— J’en voudrais avoir une qui empêchât les hommes de se haïr, de se craindre et de se nuire.

— Ça serait neuf, en effet ! J’en voudrais bien une comme ça qui empêcherait mes métayers de me voler mon blé la nuit, et mes journaliers de mettre trois heures par jour à manger leur soupe.

— Cela serait, si vous aviez une religion qui vous commandât de les rendre aussi heureux que vous-même.

— Grand-Louis, vous avez la vraie religion dans le cœur, dit Marcelle.

— C’est vrai, cela ! dit Rose avec effusion.

M. Bricolin n’osa répliquer. Il tenait beaucoup à gagner la confiance de madame de Blanchemont et à ne pas lui donner mauvaise opinion de lui. Grand-Louis, qui vit le mouvement de Rose, regarda Marcelle avec un œil plein de feu qui semblait lui dire : Je vous remercie.

Le soleil baissait, et le dîner, qui avait été copieux, touchait à sa fin. M. Bricolin, qui s’appesantissait sur sa chaise, grâce à une large réfection et à des rasades abondantes, eût voulu se livrer à son plaisir favori qui était de prendre du café arrosé d’eau-de-vie et entremêlé de liqueurs, pendant deux ou trois heures de la soirée. Mais le Grand-Louis, sur lequel il avait compté pour lui tenir tête, quitta la table et alla se préparer au départ. Madame de Blanchemont alla recevoir les adieux de ses domestiques et régler leurs comptes. Elle leur remit sa lettre pour sa belle-mère, et prenant le meunier à l’écart, elle lui confia celle qui était adressée à Henri, en le priant de la mettre lui-même à la poste.

— Soyez tranquille, dit-il, comprenant qu’il y avait là un peu de mystère ; cela ne sortira de ma main que pour tomber dans la boîte, sans que personne y ait jeté les yeux, pas même vos domestiques, n’est-ce pas ?

— Merci, mon brave Louis.

— Merci ! vous me dites merci, quand c’est moi qui devrais vous dire cela à deux genoux. Allons, vous ne savez pas ce que je vous dois ! Je vas passer par chez nous, et dans deux heures la petite Fanchon sera auprès de vous. Elle est plus propre et plus douce que la grosse Chounette d’ici.

Quand Louis et Lapierre furent partis, Marcelle eut un instant de détresse morale en se trouvant seule à la merci de la famille Bricolin. Elle se sentit fort attristée, et prenant Édouard par la main, elle s’éloigna et gagna un petit bois qu’elle voyait de l’autre côté de la prairie. Il faisait encore grand jour, et le soleil, en s’abaissant derrière le vieux château, projetait au loin l’ombre gigantesque de ses hautes tours. Mais elle n’alla pas loin sans être rejointe par Rose, qui se sentait une grande attraction pour elle, et dont l’aimable figure était le seul