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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.



Le mendiant toisait d’un air dédaigneux Lemor. (Page 62)

Et le Grand-Louis gravit un peu la côte de Condé d’où l’on découvrait les tours de Blanchemont et à peu près tout le chemin qui y mène. Quand il se fut assuré que les deux amazones ne paraissaient pas encore, il retourna auprès de son prisonnier.

— Ça, mon camarade, lui dit-il, voilà un miroir de deux sous et un vrai rasoir de meunier, vous allez me jeter bas cette barbe de bouc. C’est déplacé dans un moulin. C’est un nid à farine. Et puis, si par malheur on apercevait le bout de votre museau, ce changement vous rendrait moins facile à reconnaître.

— Vous avez raison, dit Lémor, et je vous obéis bien vite.

— Savez-vous, reprit le meunier, que j’ai mon idée en vous faisant mettre bas cette toison noire ?

— Laquelle ?

— Je viens d’y penser, et j’ai arrêté ce qui suit : vous allez rester chez moi jusqu’à ce que vous vous soyez décidé à ne plus faire de peine à ma chère dame, et à changer vos folles idées sur la fortune. Quand même vous n’y resteriez que peu de jours, il ne faut pas qu’on sache qui vous êtes, et votre barbe vous donne un air citadin qui attire les yeux. J’ai dit en l’air, hier soir, à ma bonne femme de mère, que vous étiez un arpenteur. C’est le premier mensonge qui m’est venu, et il est absurde. J’aurais mieux fait de dire tout de suite votre état. Au reste, ma mère, qui ne s’étonne de rien, trouvera tout simple que du cadastre vous ayez passé dans la mécanique. Vous allez donc être meunier, mon cher, ça vous va mieux. Vous vous occuperez, ou vous aurez l’air de vous occuper au moulin ; vous avez certainement des connaissances dans la partie, et vous serez censé me conseiller pour l’établissement d’une nouvelle meule. Vous serez une rencontre utile que j’aurai faite à la ville. Comme cela, votre présence chez moi n’étonnera personne. Je suis adjoint, je réponds de vous, personne ne demandera à voir votre passe-port. Le garde champêtre est un peu curieux et bavard. Mais avec une ou deux pintes de vin on endort sa langue. Voilà mon plan. Il faut vous y conformer ou je vous abandonne.

— Je me soumets, je serai votre garçon de moulin, je me cacherai, pourvu que je ne parte pas sans revoir, ne fût-ce que d’ici et pour un instant…

— Chut ! j’entends des fers sur les cailloux… tric