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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

bien souper. Je ne me suis mouillé qu’un peu tantôt, parce que je suis revenu à pied.

— À pied ! et qu’as-tu donc fait de Sophie ?

— Je l’ai prêtée à…, chose… de là-bas

— Qui donc, chose de là-bas ?…

— Vous savez bien ? Bah ! Je vous dirai ça plus tard. Si vous voulez aller à l’Assemblée, je prendrai la petite noire, et je vous mènerai en croupe.

— Tu as tort de prêter Sophie, mon enfant. C’est une bête qui n’a pas sa pareille et qui mériterait d’être épargnée. J’aimerais mieux te voir prêter les deux autres.

— Et moi aussi. Mais que voulez-vous ? ça s’est trouvé comme ça. Allons, mère, je vais m’habiller, et quand vous voudrez partir, vous m’appellerez.

— Non, non, je vois bien que tu n’as pas goûté de dormir cette nuit, et je veux que tu ailles faire un somme. Nous avons encore du temps de reste jusqu’à l’heure de la messe. Ah ! Grand-Louis, quelle mine, quelle mine ! ça ne vaut rien de courir comme ça !

— Soyez tranquille, mère, je ne me sens pas malade, et ça ne recommencera pas souvent. Il faut bien s’étourdir un peu quelquefois.

Et le meunier, encore plus triste d’affliger sa mère dont l’inquiétude et le mécontentement ne s’exprimaient jamais qu’avec une extrême douceur et une sage retenue, alla se jeter sur son lit avec un certain mouvement de colère qui réveilla Lémor.

— Vous vous levez déjà ? lui dit ce dernier en se frottant les yeux.

— Non pas, je me couche avec votre agrément, répondit le meunier qui remuait son lit à coups de poing.

— Ami ! vous avez du chagrin, reprit Lémor, réveillé tout à fait par les signes non équivoques de la rage intérieure du Grand-Louis.

— Du chagrin ? oui, Monsieur, j’en conviens, peut-être plus que ne vaut la chose ; mais enfin, ça me fait plus de peine que je ne voudrais, je ne peux pas m’en empêcher.

Et de grosses larmes roulaient dans les yeux fatigués du meunier.

— Mon ami ! s’écria Lémor en sautant à bas de son lit et en s’habillant à la hâte, il vous est arrivé un malheur cette nuit, je le vois bien ! Et moi je dormais là tranquillement ! Mon Dieu, que puis-je faire ? où dois-je courir ?

— Ah ! ne courez pas, c’est inutile, dit Grand-Louis en haussant les épaules, comme s’il eût rougi de sa faiblesse, j’ai assez couru cette nuit pour rien, et me voilà sur les dents… pour une bêtise, après tout ! mais que voulez-vous, on s’attache aux animaux comme aux gens, et on regrette un vieux cheval comme un vieux ami. Vous ne comprendriez pas ça, vous autres gens de la ville ; mais nous, bonnes gens de paysans, nous vivons avec les bêtes, dont nous ne différons guère !

— Et vous avez perdu Sophie, je comprends.

— Perdu, oui ; c’est-à-dire qu’on me l’a volée.

— Peut-être hier dans la garenne ?

— Précisément. Vous souvenez-vous que j’en avais comme un mauvais présage dans la tête ! Quand vous m’avez eu quitté, je suis retourné dans un endroit où je l’avais bien cachée, et d’où la pauvre bête, patiente comme un mouton, ne se serait certainement pas détachée… De sa vie elle n’a cassé bride ni licou. Eh bien ! Monsieur, cheval et bride, tout avait disparu. J’ai cherché, j’ai couru, rien ! Avec ça que je n’osais pas trop la demander, surtout à la ferme ; ça aurait donné à penser ! On m’aurait demandé à moi-même comment, étant parti monté sur ma bête, je l’avais perdue en route. On aurait cru que j’étais ivre, et madame Bricolin n’aurait pas manqué de rapporter devant mademoiselle Rose que j’avais eu quelque vilaine aventure indigne d’un homme qui ne pense qu’à elle au monde. J’ai cru d’abord que quelqu’un avait voulu me faire niche. Je suis entré dans toutes les maisons. Tout le bourg quasiment était encore sur pied. J’ai flâné chez l’un, chez l’autre, sans faire semblant de rien. Je suis entré dans toutes les écuries, et même dans celle du château sans qu’on m’ait aperçu : point de Sophie ! Blanchemont est, à cette heure, rempli de gens de toute farine, et il se sera certainement trouvé dans le nombre quelque rusé coquin qui étant venu à pied, s’en est retourné à cheval en se disant que la fête a été assez bonne pour lui avant de commencer, sans qu’il soit besoin d’en voir davantage. Allons, il n’y faut plus penser. Heureusement qu’au milieu de tout cela, je n’ai pas trop perdu la tête. J’ai été de mon pied léger à la Châtre. J’ai vu mon notaire ; il était un peu tard, il avait fini de souper, et la digestion le rendait un peu lourd ; mais il sera tantôt à la fête, il me l’a promis. En le quittant, j’ai encore fureté partout et battu les buissons comme un chasseur de nuit. J’ai trotté par la pluie et le tonnerre jusqu’au jour, espérant toujours que je découvrirais mon larron caché quelque part. Inutile ! Je ne veux pas faire tambouriner mon accident, ça ferait du scandale, et si l’on en venait à une enquête, nous serions propres, avec cette histoire de cheval caché dans la garenne et abandonné là pendant une heure sans que je puisse expliquer pourquoi et comment. Je l’avais mis bien loin de votre rendez-vous, afin que s’il venait à remuer un peu, le bruit n’attirât pas l’attention de votre côté. Pauvre Sophie ! J’aurais dû me fier à son bon sens. Elle n’aurait pas bougé !

— Ainsi, c’est moi qui suis la cause de cette mésaventure ! Grand-Louis, j’en ai plus de chagrin que vous, et vous me permettrez certainement de vous indemniser autant qu’il me sera possible.

— Taisez-vous, Monsieur ; je me moque bien du peu d’argent que la vieille bête pouvait valoir en foire ! Croyez-vous que pour une centaine de francs j’aurais tant de souci ? Oh ! non pas : ce que je regrette, c’est elle, et non pas son prix, elle n’en avait pas pour moi. Elle était si courageuse, si intelligente, elle me connaissait si bien ! Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est elle pense à moi, et regarde de travers celui qui la soigne. Pourvu au moins qu’il la soigne bien ! Si j’en étais sûr, j’en serais quasi consolé. Mais il la pansera à coups de manche de fouet, et il la nourrira avec des cosses de châtaignes ! Car ça doit être quelque filou marchois qui l’emmènera dans sa montagne pâturer dans un champ de pierres, au lieu de son joli petit pré au bord de l’eau, où elle vivait si bien et où elle faisait encore la folle avec les jeunes pouliches, tant elle s’y sentait de bonne humeur à la vue de la verdure. Et ma mère ! c’est elle qui en aura du regret ! avec cela que je ne pourrai jamais lui expliquer comment ce malheur-là m’est arrivé. Je n’ai pas encore eu le courage de le lui dire. N’en parlez donc pas jusqu’à ce que j’aie trouvé dans ma cervelle quelque histoire pour lui rendre la nouvelle moins amère.

Il y avait dans les regrets naïfs du meunier quelque chose de comique et de touchant à la fois, et Lémor, désolé d’être la cause de son chagrin, s’en affecta tellement lui-même que le bon Louis s’efforça de l’en consoler.

— Allons, allons, dit-il, c’est assez de niaiseries comme cela pour une créature à quatre pieds. Je sais bien que ce n’est pas votre faute, et je n’ai pas eu un instant la pensée de vous le reprocher. Que ça ne gâte pas le souvenir de votre bonheur, l’ami ! c’est bien peu de chose au prix d’une si belle soirée que vous passiez pendant ce temps-là ! Et si j’avais jamais un rendez-vous avec Rose, moi, je me soucierais bien d’aller toute ma vie à cheval sur un manche à balai ! N’allez pas parler de cela à madame Marcelle ; elle serait capable de me donner un cheval de mille francs, et vrai, cela me ferait de la peine. Je ne veux plus m’attacher aux bêtes. Il y a bien assez de souci comme ça dans la vie avec les gens ! vous dis-je ; pensez à vos amours et faites-vous beau, mais toujours paysan, pour aller à la fête, car il faut bien que l’on s’habitue un peu à votre figure dans le pays. Ça vaudra mieux que de vous cacher, ce qui donnerait des soupçons tout de suite. Vous verrez madame Marcelle ; vous ne lui parlerez pas, par exemple ! D’ailleurs, vous n’aurez pas l’occasion, elle ne dansera pas : elle est en grand deuil !… mais Rose n’y est pas,