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LÉLIA.

devons-nous le tenter ? Quant à moi, je pense que non. Plus nous avons la prétention d’être sincèrement et loyalement convertis à de nouvelles doctrines, plus nous devons confesser la vérité et laisser exercer aux autres hommes le droit de juger nos doutes et nos erreurs passées. C’est à cette condition seulement qu’ils pourront connaître et apprécier nos croyances actuelles ; car, quelque peu qu’il soit, chacun de nous tient une place dans l’histoire du siècle. La postérité n’enregistrera que les grands noms, mais la clameur que nous avons élevée ne retombera pas dans le silence de l’éternelle nuit ; elle aura éveillé des échos ; elle aura soulevé des controverses ; elle aura suscité des esprits intolérants pour en étouffer l’essor, et des intelligences généreuses pour en adoucir l’amertume ; elle aura, en un mot, produit tout le mal et tout le bien qu’il était dans sa mission providentielle de produire ; car le doute et le désespoir sont de grandes maladies que la race humaine doit subir pour accomplir son progrès religieux. Le doute est un droit sacré, imprescriptible de la conscience humaine qui examine pour rejeter ou adopter sa croyance. Le désespoir en est la crise fatale, le paroxysme redoutable. Mais, mon Dieu ! ce désespoir est une grande chose ! Il est le plus ardent appel de l’âme vers vous, il est le plus irrécusable témoignage de votre existence en nous et de votre amour pour nous, puisque nous ne pouvons perdre la certitude de cette existence et le sentiment de cet amour sans tomber aussitôt dans une nuit affreuse, pleine de terreurs et d’angoisses mortelles. Je n’hésite pas à le croire, la Divinité a de paternelles sollicitudes pour ceux qui, loin de la nier dans l’enivrement du vice, la pleurent dans l’horreur de la solitude ; et si elle se voile à jamais aux yeux de ceux qui la discutent avec une froide impudence, elle est bien près de se révéler à ceux qui la cherchent dans les larmes. Dans le bizarre et magnifique poëme des Dziady, le Konrad de Miçkiewicz est soutenu par les anges au moment où il se roule dans la poussière en maudissant le Dieu qui l’abandonne, et le Manfred de Byron refuse à l’esprit du mal cette âme que le démon a si longtemps torturée, mais qui lui échappe à l’heure de la mort.

Reconnaissons donc que nous n’avons pas le droit de reprendre et de transformer, par un lâche replâtrage, les hérésies sociales ou religieuses que nous avons émises. Si reconnaître une erreur passée et confesser une foi nouvelle est un devoir, nier cette erreur ou la dissimuler pour rattacher gauchement les parties disloquées de l’édifice de sa vie, est une sorte d’apostasie non moins coupable, et plus digne de mépris que les autres. La vérité ne peut pas changer de temple et d’autel suivant le caprice ou l’intérêt des hommes ; si les hommes se trompent, qu’ils avouent leur égarement ; mais qu’ils ne fassent point à la déesse nue l’outrage de la revêtir du manteau rapiécé qu’ils ont traîné par le chemin.

Pénétré de l’inviolabilité du passé, je n’ai donc usé du droit de corriger mon œuvre que quant à la forme. J’ai usé de celui-là très-largement, et Lélia n’en reste pas moins l’œuvre du doute, la plainte du scepticisme. Quelques personnes m’ont dit que ce livre leur avait fait du mal ; je crois qu’il en est un plus grand nombre à qui ce livre a pu faire quelque bien ; car, après l’avoir lu, tout esprit sympathique aux douleurs qu’il exprime a dû sentir le besoin de chercher sa voie vers la vérité avec plus d’ardeur et de courage ; et quant aux esprits qui, soit par puissance de conviction, soit par mépris de toute conviction, n’ont jamais souffert rien de semblable, cette lecture n’a pu leur faire ni bien ni mal. Il est possible que quelques personnes, plongées dans l’indifférence de toute idée sérieuse, aient senti à la lecture d’ouvrages de ce genre s’éveiller en elles une tristesse et un effroi jusqu’alors inconnus. Après tant d’œuvres du génie sceptique que j’ai mentionnés plus haut, Lélia ne peut avoir qu’une bien faible part dans l’effet de ces manifestations du doute. D’ailleurs l’effet est salutaire, et, pourvu qu’une âme sorte de l’inertie, qui équivaut au néant, peu importe qu’elle tende à s’élever par la tristesse ou par la joie. La question pour nous en cette vie, et en ce siècle particulièrement, n’est pas de nous endormir dans de vains amusements et de fermer notre cœur à la grande infortune du doute ; nous avons quelque chose de mieux à faire : c’est de combattre cette infortune et d’en sortir, non-seulement pour relever en nous la dignité humaine, mais encore pour ouvrir le chemin à la génération qui nous suit. Acceptons donc comme une grande leçon les pages sublimes où René, Werther, Oberman, Konrad, Manfred exhalent leur profonde amertume ; elles ont été écrites avec le sang de leurs cœurs ; elles ont été trempées de leurs larmes brûlantes ; elles appartiennent plus encore à l’histoire philosophique du genre humain qu’à ses annales poétiques. Ne rougissons pas d’avoir pleuré avec ces grands hommes. La postérité, riche d’une foi nouvelle, les comptera parmi ses premiers martyrs.

Et nous, qui avons osé invoquer leurs noms et marcher dans la poussière de leurs pas, respectons dans nos œuvres le pâle reflet que leur ombre y avait jeté. Essayons de progresser comme artistes, et, en ce sens, corrigeons nos fautes humblement ; essayons surtout de progresser comme membres de la famille humaine, mais sans folle vanité et sans hypocrite sagesse : souvenons-nous bien que nous avons erré dans les ténèbres, et que nous y avons reçu plus d’une blessure dont la cicatrice est ineffaçable.


PREMIÈRE PARTIE.

Quand la crédule espérance hasarde un regard confiant parmi les doutes d’une âme déserte et désolée pour les sonder et les guérir, son pied chancelle sur le bord de l’abîme, son œil se trouble, elle est frappée de vertige et de mort.
pensées inédites d’un solitaire.

I.

Qui es-tu ? et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ? Il doit y avoir en toi quelque affreux mystère inconnu aux hommes. À coup sûr, tu n’es pas un être pétri du même limon et animé de la même vie que nous ! Tu es un ange ou un démon, mais tu n’es pas une créature humaine. Pourquoi nous cacher ta nature et ton origine ? Pourquoi habiter parmi nous qui ne pouvons te suffire ni te comprendre ? Si tu viens de Dieu, parle, et nous t’adorerons. Si tu viens de l’enfer… Toi venir de l’enfer ! toi si belle et si pure ! Les esprits du mal ont-ils ce regard divin, et cette voix harmonieuse, et ces paroles qui élèvent l’âme et la transportent jusqu’au trône de Dieu !

Et cependant, Lélia, il y a en toi quelque chose d’infernal. Ton sourire amer dément les célestes promesses de ton regard. Quelques-unes de tes paroles sont désolantes comme l’athéisme : il y a des moments où tu ferais douter de Dieu et de toi-même. Pourquoi, pourquoi, Lélia, êtes-vous ainsi ? Que faites-vous de votre foi, que faites-vous de votre âme, quand vous niez l’amour ? Ô ciel ! vous, proférer ce blasphème ! Mais qui êtes-vous donc si vous pensez ce que vous dites parfois ?

II.

Lélia, j’ai peur de vous. Plus je vous vois, et moins je vous devine. Vous me ballottez sur une mer d’inquiétudes et de doutes. Vous semblez vous faire un jeu de mes angoisses. Vous m’élevez au ciel, et vous me foulez aux pieds. Vous m’emportez avec vous dans les nuées radieuses, et puis vous me précipitez dans le noir chaos ! Ma faible raison succombe à de telles épreuves. Épargnez-moi, Lélia !

Hier, quand nous nous promenions sur la montagne, vous étiez si grande, si sublime, que j’aurais voulu m’age-