Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
114
LÉLIA.

tête les bras entr’ouverts et le regard levé vers le ciel. À l’heure où leurs esprits sont encore appesantis par le sommeil, et où le sentiment du devoir lutte en elles contre la faiblesse de la nature, elles sont étonnées de me trouver si pleine de force et de vie, et, malgré tous mes efforts pour les dissuader, elles s’obstinent à penser que j’ai des entretiens avec les morts du préau sous les lauriers-roses. Je les vois pâlir lorsque, croisant leurs blanches mains sur la pourpre de leurs scapulaires, elles s’inclinent en pliant le genou devant moi, et frissonner involontairement lorsque, après s’être relevées, elles sont forcées l’une après l’autre d’effleurer mon voile pour tourner l’angle du mur.

LVIII.

CONTEMPLATION.

Une porte de mon appartement donne sur les rochers. Des gradins rongés par le temps et la mousse font le tour du bloc escarpé qui soutient cette partie de l’édifice, et, après plusieurs rampes rapides, établissent une communication entre le couvent et la montagne. C’est le seul endroit abordable de notre forteresse ; mais il est effrayant, et, depuis la sainte, personne n’a osé s’y hasarder. Les degrés, creusés inégalement dans le roc, présentent mille difficultés, et l’escarpement qu’ils côtoient, sans offrir aucune espèce de point d’appui, donne des vertiges.

J’ai voulu savoir si, dans la retraite et l’inaction, je n’avais rien perdu de mon courage et de ma force physique. Je me suis aventurée au milieu de la nuit, par un beau clair de lune, à descendre ces degrés. Je suis parvenue sans peine jusqu’à un endroit où la montagne, en s’écroulant, semblait avoir emporté le travail des cénobites. Un instant suspendue entre le ciel et les abîmes, j’ai frémi d’être forcée de me retourner pour revenir sur mes pas. J’étais sur une plate-forme où mes pieds avaient à peine l’espace nécessaire pour tenir tous les deux. Je suis restée longtemps immobile afin d’habituer mes yeux à supporter cette situation, et je songeais à l’empire de la volonté d’une part, de l’autre à celui de l’imagination sur les sens. Si j’eusse cédé à l’imagination, je me serais élancée au fond du gouffre qui semblait m’attirer par un aimant ; mais la froide volonté dominait mes terreurs, et me maintenait ferme sur mon étroit piédestal.

Ne pourrait-on proposer cet exemple à ceux qui disent que les tentations sont irrésistibles, que toute contrainte imposée à l’homme est contraire au vœu de la nature et criminelle envers Dieu ? Ô Pulchérie ! je pensai à toi en cet instant. Je comparai ces vains plaisirs qui t’ont perdue à cette erreur des sens que je subissais sur le bord du précipice, et qui me poussait à abréger mon angoisse en m’abandonnant au sentiment de ma faiblesse. Je comparai aussi la vertu qui t’eût préservée à cet instinct conservateur de l’être, à cette force de raisonnement qui, chez l’homme, sait lutter victorieusement contre la mollesse et la peur. Oh ! vous outragez la bonté de Dieu et vous méprisez profondément ses dons, vous qui prenez pour la plus noble et la plus saine partie de votre être cette faiblesse qu’il vous a infligée comme correctif de la force dont vous eussiez été trop fiers.

En observant d’un œil attentif tous les objets environnants, j’aperçus la continuation de l’escalier sur le roc détaché au-dessous de la plate-forme. J’atteignis sans peine cette nouvelle rampe. Ce qui, au premier coup d’œil, était impossible, devint facile avec la réflexion. Je me trouvai bientôt hors de danger sur les terrasses naturelles de la montagne. Je connaissais de l’œil ces sites inabordables. Il y a cinq ans que, dans mes rêveries, je m’y promène des yeux sans songer à y porter mes pas. Mais cette énorme croûte qui forme le couronnement du mont, et dont les dents aiguës déchirent les nuées, je n’en avais jamais aperçu que les parois extérieures. Quelle fut ma surprise, lorsqu’en le côtoyant je vis la possibilité de pénétrer dans leurs flancs par des fissures dont le lointain aspect offrait à peine l’espace nécessaire pour le passage d’un oiseau ? Je n’hésitai point à m’y glisser, et, à travers les éboulements du basalte, le réseau des plantes pariétaires et les aspérités d’un trajet incertain, je suis parvenue à des régions que nul regard humain n’a contemplées, que nul pied n’a parcourues, depuis le temps où la sainte y venait chercher le recueillement de la prière, loin de tout bruit extérieur et de toute obsession humaine.

On croit, dans le pays, que chaque nuit l’esprit de Dieu la ravissait sur ces sommets sublimes, qu’un ange invisible la portait sur ces escarpements, et aucun habitant n’a osé depuis approfondir le miracle que la foi seule opéra : la foi, que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie ! la foi, qui est la volonté jointe à la confiance, magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie animale, et pour reculer jusqu’à l’infini celles de l’entendement.

La montagne, tronquée vers sa cime par l’éruption d’un volcan éteint dans les premiers âges du globe, offrait à mes regards une vaste enceinte de ruines volcaniques, fermée par les inégaux remparts de ses dents et de ses déchirures. Une cendre noire, poussière de métaux vomis par l’éruption ; des amas de scories fragiles, que la vitrification préserve de l’action des éléments, mais qui craquent sous le pied comme des ossements épars ; un gouffre comblé par les atterrissements et recouvert de mousse, des murailles naturelles d’une lave rouge qu’on prendrait pour de la brique, les gigantesques cristallisations du basalte, et partout sur les minéraux les étincelles et les lames d’une pluie de métaux en fusion que fouetta jadis une tempête sortie des entrailles de la terre ; de grands lichens rudes et flétris comme la pierre dont ils sont nourris, des eaux qu’on ne voit pas et que l’on entend bouillonner sous les roches, tel est le lieu sauvage où aucun être animé n’a laissé ses traces. Il y avait si longtemps que je ne m’étais retrouvée au désert, que j’eus un instant d’effroi à l’aspect de ces débris d’un monde antérieur à l’homme. Un malaise inexprimable s’empara de moi, et je ne pus me résoudre à m’asseoir au sein de ce chaos. Il me semblait que c’était la demeure de quelque puissance infernale ennemie de la paix de l’homme. Je continuai donc à marcher et à gravir jusqu’à ce que j’eusse atteint les dernières crêtes qui forment, autour de ce large cratère, une orgueilleuse couronne aux fleurons bizarres.

De là, je revis les espaces des cieux et des mers, la ville, les campagnes fertiles qui l’entourent, le fleuve, les forêts, les promontoires et les belles îles, et le volcan, seul géant dont la tête dépassât la mienne, seule bouche vivante du canal souterrain où se sont précipités tous les torrents de feu qui bouillonnèrent dans les flancs de cette contrée. Les terres cultivées, les hameaux et les maisons de plaisance qui couvrent les croupes amènes des mamelons, se perdaient dans la distance et se confondaient dans les vapeurs du crépuscule. Mais à mesure que le jour grandit à l’horizon maritime, les objets devinrent plus distincts, et bientôt je pus m’assurer que le sol était encore fécond, que l’humanité existait encore. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même ne s’est peut-être jamais souciée d’atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d’une région rebelle à l’homme. L’immonde cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d’enfer de ses réservoirs inconnus pour consumer les jeunes productions de la terre, était tombé sous la colère du Dieu vengeur. Il me sembla que je venais de lui imposer le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n’était pas assez que l’Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses triomphes et de ses travaux tout ce sol disputé aux éléments ; il fallait qu’une femme gravît jusqu’à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé. Il fallait qu’au haut de cet autel audacieux la pensée humaine, cet aigle dont le vol embrasse l’infini et possède le trésor des mondes, vînt se poser et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel, créant ainsi, pour la