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LÉLIA.

suis un pécheur ; Dieu s’est retiré de moi. Priez pour moi, c’est moi qui suis en danger de périr… »

Il se leva et regarda le cadavre. Assuré alors qu’il ne faisait pas un rêve, il tressaillit d’une muette et intérieure convulsion, et se rassit par terre, accablé sous le poids de son épouvante.

Les pâtres, voyant qu’il ne songeait pas à leur donner des ordres, lui offrirent de porter le cadavre au seuil de l’église des Camaldules. Cette proposition réveilla toutes les angoisses du moine.

« Non, non, dit-il, cela ne se peut. Aidez-moi seulement à me traîner jusqu’à la porte du monastère. »

Magnus avait vu de loin la voiture du cardinal approcher du couvent. Il l’attendit à la porte ; et, quand il le vit descendu, il l’emmena à l’écart et s’agenouilla devant lui.

« Bénissez-moi, monseigneur, lui dit-il, car je viens à vous souillé d’un grand crime. J’ai causé la damnation d’une âme. Sténio, le voyageur, l’ami du sage Trenmor, le jeune Sténio, cet enfant du siècle que vous m’aviez permis d’entretenir souvent pour tâcher de le ramener à la vérité, je l’ai mal conseillé, j’ai manqué de force et d’onction pour le convertir ; mes prières n’ont pas été assez ferventes ; mon intercession n’a pas été agréable au Seigneur, j’ai échoué… mon père ! serai-je pardonné ? Ne serai-je pas maudit pour ma faiblesse et mon impuissance ?

— Mon fils, dit le cardinal, les desseins de Dieu sont impénétrables, et sa miséricorde est immense. Que savez-vous de l’avenir ? Le pécheur peut devenir un grand saint. Il nous a repoussés, mais Dieu ne l’a pas abandonné, Dieu le sauvera. La grâce peut l’atteindre partout et le retirer des plus profonds abîmes.

— Dieu ne l’a pas voulu, dit Magnus dont l’œil fixe était attaché sur la terre avec égarement, Dieu l’a laissé tomber dans le lac…

— Que dites-vous ? s’écria le prélat en se levant. Votre raison est-elle troublée ? Le pécheur est-il mort ?

— Mort, répondit Magnus, noyé, perdu, damné !…

— Et comment ce malheur est-il arrivé ? dit le cardinal. En avez-vous été témoin ? N’avez-vous pas essayé de le prévenir ?

— J’aurais dû le prévoir, j’aurais dû l’empêcher ; j’ai manqué de persévérance, j’ai eu peur. Il venait presque tous les soirs à mon ermitage, et là il parlait des heures entières d’une voix haute et lamentable. Il accusait le sort, les hommes et Dieu ; il invoquait une autre justice que celle en qui nous nous confions ; il foulait aux pieds nos croyances les plus saintes ; il appelait le néant ; il raillait nos prières, nos sacrifices et nos espérances. En l’entendant blasphémer ainsi, ô monseigneur, pardonnez moi ! au lieu d’être enflammé d’une sainte indignation, je pleurais. Debout à quelques pas de lui, j’entendais à demi ses paroles funestes. Quelquefois le vent les saisissait au passage et les emportait vers le ciel, qui seul était assez puissant pour les absoudre. Quand le vent se taisait, cette voix lugubre, cette malédiction épouvantable revenait frapper mon oreille et glacer mon sang. J’étais lâche, j’étais abattu, j’essayais d’élever un rempart entre les traits empoisonnés de sa parole et mon âme tremblante. C’était en vain. Le découragement, le désespoir s’insinuaient en moi comme un venin. Je voulais l’interrompre, l’idée de son affreux sourire enchaînait ma langue. Je voulais le réprimander, l’audace de son regard contempteur me paralysait à ma place. Je n’avais plus qu’une pensée, qu’un besoin, qu’une tentation insurmontable : c’était de le fuir, c’était d’échapper à ce danger que je ne pouvais détourner de lui et qui m’envahissait moi-même. Alors il me priait de le quitter, et je le quittais machinalement, heureux de me soustraire à ma souffrance et d’aller me réfugier aux pieds du Christ. Je m’occupais trop de moi-même, j’oubliais trop la garde du pécheur que Dieu m’avait confié. Au lieu de prendre la brebis égarée sur mes épaules, j’avais peur de la solitude, de la nuit et des loups dévorants. Je revenais seul au bercail ; mauvais pasteur, j’abandonnais la brebis égarée… et quand je revins, je ne la trouvai plus. Satan avait enlevé sa proie. L’esprit du mal avait entraîné cette victime dans le gouffre de l’éternelle perdition.

— Mais quoi ! où est Sténio ? s’écria le cardinal en voyant que Magnus parlait dans l’égarement de la fièvre. Que savez-vous de sa mort ?

— J’ai trouvé ce matin dans les herbes du lac ce corps où l’âme ne réside plus ; je n’ai plus rien à faire, rien à espérer pour Sténio. Ordonnez-moi une rude pénitence, monseigneur, afin que j’aille l’accomplir et laver mon âme.

— Parlez-moi de Sténio ! s’écria le cardinal d’un ton sévère. Oubliez-vous un peu vous-même. Votre âme est-elle plus précieuse que la sienne pour que nous l’abandonnions ainsi ? Commençons par prier pour le pécheur que Dieu a châtié, nous verrons ensuite à vous purifier. Où est le corps du jeune homme ? Avez-vous récité les psaumes sur sa dépouille mortelle ? L’avez-vous aspergée de l’eau qui purifie ? l’avez-vous fait porter au seuil de la chapelle ? Avez-vous dit au chapitre de se rassembler ? le soleil est déjà haut dans le ciel, qu’avez-vous fait depuis son lever ?

— Rien, dit le moine consterné ; j’ai perdu le sentiment de l’existence ; et quand je suis revenu à moi-même, je me suis dit que j’étais perdu.

— Et Sténio ? dit Annibal impatienté.

— Sténio ! reprit le moine, n’est-il pas perdu sans retour ? Avons-nous le droit de prier pour lui ? Dieu révoquera-t-il pour lui ses immuables arrêts ? N’est-il pas mort de la mort de Judas Iscariote ?

— De quelle mort ? dit le prélat épouvanté. Le suicide ?

— Le suicide, répondit Magnus d’une voix creuse. »

Le cardinal joignait les mains dans un sentiment d’horreur et de consternation inexprimables. Puis, se tournant vers Magnus, il le réprimanda.

« Une telle catastrophe s’est passée presque sous vos yeux, un tel scandale s’est accompli, et vous ne l’avez pas empêché ! Et vous êtes allé prier comme Marie quand il fallait agir comme Marthe ! Vous avez été lever le front devant le Seigneur comme le Pharisien ! Vous avez dit : « Regardez-moi et bénissez-moi, mon Dieu, car je suis un saint prêtre ; et cet impie qui meurt là-bas peut se passer de vous et de moi ! » Vous avez été rêver et dormir quand il fallait vous attacher aux pas de ce malheureux, vous jeter à ses pieds, vous traîner dans la poussière, employer les larmes, les menaces, les prières et la force même pour l’empêcher de consommer son affreux sacrifice ! Au lieu de fuir le pécheur comme un objet d’horreur et de scandale, ne fallait-il pas baiser ses genoux et l’appeler mon fils et mon frère pour attendrir son cœur et lui faire prendre courage, ne fût-ce qu’un jour, un jour qui eût suffi peut-être pour le sauver : le médecin déserte-t-il le chevet du malade dans la crainte de la contagion ? Le Samaritain se détourna-t-il de dégoût en voyant la plaie hideuse du Juif ? Non, il s’en approcha sans crainte, il y versa le baume, il le prit sur sa monture et le sauva. Et vous, pour sauver votre âme, vous avez perdu l’occasion de ramener l’enfant prodigue aux bras du père : c’est vous, c’est vous, âme étroite et dure, qui frémirez d’épouvante quand Dieu criera au milieu de vos nuits sans sommeil : «Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »

— Assez, assez ! monseigneur, dit le moine en tombant sur le visage et en traînant sa barbe dans la poussière ; épargnez mon cerveau qui se brise, épargnez ma raison qui s’égare… Venez, s’écria-t-il en s’attachant à la robe du prélat, venez avec moi prier sur sa dépouille, venez prononcer les mots qui délient, venez toucher l’hysope qui lave et qui blanchit, venez dire les exorcismes qui brisent l’orgueil de Satan, venez verser l’huile sainte qui enlève toutes les souillures de la vie… »

Le cardinal, touché de sa douleur, se leva triste et irrésolu.

« Êtes-vous bien sûr qu’il se soit donné la mort lui-même ? dit-il avec hésitation ; n’est-ce pas l’effet du hasard, ou (disons mieux) d’une sévérité céleste qu’il ne nous est pas permis d’interpréter, et au bout de laquelle son âme aura trouvé le pardon ? Que savons-nous ? Il peut s’être trompé… Dans les ténèbres… Un accident peut