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L’USCOQUE.

sa raison s’ébranla, et les fantômes vinrent l’assiéger durant la veille, plus effrayants et plus redoutables que pendant le sommeil.

À ce moment de sa vie, Orio fut le plus malheureux des hommes. Il voulut vainement retrouver le repos des nuits. Il était trop tard ; son sang était tellement vicié que rien ne se passait plus pour lui comme pour les autres hommes. Les soporifiques, loin de le calmer, l’excitaient ; les excitants, loin de l’égayer, augmentaient son accablement. Toujours plongé dans la débauche, il y trouva un profond ennui : c’était, disait-il, un instrument diabolique dont les sons puissants l’avaient souvent étourdi, mais qui désormais jouait tellement faux, qu’il le faisait souffrir davantage. Au milieu de ses soupers splendides, entouré des plus joyeux débauchés et des plus belles courtisanes de l’Italie, son front soucieux ne pouvait s’éclaicir ; il restait sombre et abattu à cette heure de crise bachique où les esprits, excités par le vin, se trouvent tous ensemble à l’apogée de leur exaltation. Ses entrailles et son cerveau étaient trop blasés pour suivre le crescendo comme les autres.

C’était au matin, lorsque les nerfs détendus et la tête fatiguée de ses compagnons le laissaient dans une sorte de solitude, qu’il commençait à ressentir à son tour les effets de l’ivresse. Alors tous ces hommes hébétés devant leurs coupes, toutes ces femmes endormies sur les sofas, lui faisaient l’effet de bêtes brutes. Il les accablait d’invectives auxquelles ils ne pouvaient plus répondre, et il entrait dans de tels accès de fureur et de haine qu’il était tenté de les empoisonner et de mettre encore une fois le feu à son palais, pour se débarrasser d’eux et de lui-même.

À l’époque où eut lieu la scène du palais Rezzonico que je viens de vous raconter, il avait renoncé à la débauche depuis quelque temps ; car son mal empirait tellement qu’il n’y avait plus de sûreté pour lui à se montrer ivre. Dans ces moments de délire, il avait souvent laissé échapper des exclamations de terreur en voyant reparaître ses fantômes menaçants. Personne n’avait pourtant conçu de soupçons ; car plus on croyait à l’amour d’Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l’événement tragique auquel elle avait succombé eût laissé en lui des souvenirs terribles, et troublé l’équilibre de ses facultés. On croyait tellement à ses regrets qu’il eût pu s’accuser, devant tout le sénat, de la mort de sa femme et de ses amis sans être cru. On l’eût considéré comme égaré par le désespoir, et on l’eût remis aux mains des médecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa fortune, il craignait tout le monde, et lui-même plus que tout le monde. Il était honteux de sa maladie, furieux de son impuissance à la cacher ; il rougissait de lui-même depuis que son être physique ne lui tenait plus ce qu’il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures entières à s’accabler de ses propres malédictions, à se traiter d’idiot, d’impotent, de débris et de haillon ; et, ce qu’il y a d’inouï, c’est qu’il ne lui venait pas à l’idée d’accuser son être moral. Il ne croyait point à la céleste origine de son âme. Il avait fait un dieu de son corps, et depuis que son idole tombait en ruines il la méprisait et l’accusait de n’être que fange et venin.

La passion qui s’éteignit la dernière (celle qui avait le plus dominé sa vie), ce fut le jeu. La peur amena le dégoût pour celle-là comme pour les autres ; car l’ennui et la fatigue des précautions qu’il lui fallait prendre pour s’y livrer étaient arrivés à l’emporter de beaucoup sur le plaisir. Ces précautions étaient de double nature. D’abord les lois qui prohibaient le jeu n’étaient pas tellement tombées en désuétude qu’il n’y fallût apporter une sorte de mystère, ainsi que je l’ai déjà dit. Ensuite Orio, lorsqu’il perdait, et c’étaient les moments où il était le plus stimulé, était forcé de s’arrêter et d’agir prudemment pour ne pas dépasser les limites qu’on attribuait à sa fortune.

Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas à son gré : il était forcé de les cacher et de tirer peu à peu de ses caves de quoi soutenir un état de maison dont l’opulence exagérée n’attirât pas les regards de la police. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dévorer son revenu dans d’obscures orgies et de se ruiner lentement. Or cette manière de jouir de la vie lui était odieuse ; il eût voulu tout dépenser en un jour, afin de faire parler de lui comme de l’homme le plus prodigue et le plus désintéressé de l’univers. S’il eût pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruiné complètement, sans doute il eût retrouvé son énergie, et ses instincts criminels l’eussent conduit à de nouveaux forfaits pour rétablir sa fortune.

Il s’avisa bien avec le temps qu’il avait fait une folie de revenir à Venise, où, malgré l’impunité accordée à tous les vices, il y avait sur les richesses une surveillance si sévère et si jalouse de la part des Dix. Mais lorsque la pensée lui vint de quitter sa patrie, celle des peines qu’il faudrait prendre et des dangers qu’il faudrait courir pour transporter son trésor dans une autre contrée, et surtout la perte de sa santé, la fin de son énergie, le retinrent, et il se résigna à la triste perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien à ses neveux.

Une heure après que Zuliani l’eut quitté, le matin du bal Rezzonico, ayant vainement essayé de reposer quelques instants, il réveilla son valet de chambre et lui ordonna d’aller chercher un médecin, n’importe lequel, attendu, disait-il, qu’ils étaient tous aussi ignorants les uns que les autres. Il méprisait profondément la médecine et les médecins, et Naam éprouva quelque inquiétude en lui voyant prendre une résolution si contraire à ses habitudes et à ses opinions. Elle se tut néanmoins, habituée qu’elle était à accepter aveuglément toutes les fantaisies d’Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les laquais qui volent impunément, amena, en moins d’une demi-heure, messer Barbolamo, le meilleur médecin de Venise.

Messer Barbolamo savait très-bien à quel homme il avait affaire. Il avait assez entendu parler de Soranzo pour s’attendre à toutes les railleries d’un incrédule et à tous les caprices d’un fou. Il se conduisit donc en homme d’esprit plutôt qu’en homme de science. Soranzo l’avait demandé, vaincu par une pusillanimité secrète, un effroi insurmontable de la mort ; mais il se recommandait à lui comme les faux esprits forts aux sorciers, l’insulte et le mépris sur les lèvres, la crainte et l’espoir dans le cœur.

Les discours de l’Esculape trompèrent son attente, et, au bout de quelques instants, il l’écouta avec attention.

« Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la thériaque à vos gondoliers et les emplâtres à vos chiens. C’est l’opium qui provoque vos hallucinations, et c’est la diète qui vous ôte le courage. Le régime ne peut agir sur un mourant ; car vous êtes mourant. Mais entendons-nous ; le physique va mourir si le moral ne se relève : rien n’est plus facile que ce dernier point, si vous croyez au moyen que je vais vous indiquer. Ne changez pas de fond en comble l’habitude de vos pensées, et ne traitez pas votre mal par les contraires. N’éteignez point vos passions, elles seules vous ont fait vivre ; c’est parce qu’elles s’affaiblissent que vous mourez : seulement abandonnez celles qui s’en vont d’elles-mêmes, et créez-vous-en de nouvelles. Vous êtes homme de plaisir, et le plaisir est épuisé ; faites-vous homme d’étude et de science. Vous êtes incrédule, vous raillez les choses saintes ; allez dans les églises et faites l’aumône ! »

Ici Soranzo leva les épaules….

« Un instant ! dit le médecin. Je ne prétends pas que vous deveniez savant ni dévot. Vous pourriez être l’un et l’autre, je n’en doute pas, car les hommes de votre tempérament peuvent tout ; mais je ne m’intéresse ni à la science ni à la dévotion assez pour vouloir vous prouver leur supériorité sur l’oisiveté et la licence. Je n’entre jamais dans la discussion des choses pour elles-mêmes, je les conseille comme des moyens de distraction, comme mes confrères conseillent l’absinthe et la casse. La vue des livres vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique bibliothèque, et votre luxe trouvera là un débouché ; vous ne savez pas les délices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez faire pour une édition de choix. Dans les églises,